Le blog Droit administratif

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03 10 2022

Le référé-liberté au service de la protection de l’environnement ?

Le Conseil d’État opérerait-il un virage en faveur de la protection de l’environnement ? C’est en tout cas ce que laissent entendre certaines de ses dernières décisions, et notamment celle du 20 septembre 2022 (CE, 20 septembre 2022, req. n°451129, à paraître au Lebon). Et pour cause, par cette décision, la juridiction suprême de l’ordre administratif a décidé d’ouvrir la voie du référé-liberté à la protection de l’environnement, en reconnaissant au « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » le caractère d’une liberté fondamentale, au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative (CJA).

En l’espèce, était en cause une délibération du 27 octobre 2016, par laquelle le conseil départemental du Var a décidé du recalibrage d’une route départementale au niveau de la commune de La Crau, avec création d’une voie cyclable, et dont les travaux ont débuté dans le courant de l’année 2021.

Sur le fondement de l’article L. 521-2 du CJA, des riverains ont décidé de saisir d’une procédure de référé-liberté le juge des référés du tribunal administratif de Toulon, afin qu’il soit enjoint au département du Var de suspendre les travaux de recalibrage de la route départementale sur le territoire de la commune de La Crau.

Par une ordonnance du 25 mars 2021, rendue en dernier ressort en application de l’article L. 522-3 du CJA, le tribunal administratif de Toulon a rejeté la demande des riverains requérants. Pour ce faire, le tribunal administratif a retenu que la protection de l’environnement ne présentait pas le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA, et n’était donc pas au nombre des libertés fondamentales invocables dans le cadre d’une procédure de référé-liberté.

Les requérants déboutés ont alors décidé de saisir le Conseil d’État d’un pourvoi en cassation dirigé contre ladite ordonnance. En fond, la question qui se posait au Conseil d’État était celle de savoir si la protection de l’environnement est au nombre des libertés fondamentales invocables dans le cadre d’une procédure de référé-liberté.

Considérant que le tribunal administratif a commis une erreur de droit en jugeant que la protection de l’environnement ne constituait pas une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA, le Conseil d’État va accéder à la demande d’annulation de l’ordonnance du 25 mars 2021. Néanmoins, réglant l’affaire au fond, il rejette la demande des requérants tendant à ce qu’il soit enjoint au département du Var de suspendre les travaux de recalibrage de la route départementale.

Pour ce faire, après avoir dressé l’inventaire des différentes procédures de référé jusqu’ici susceptibles de prévenir ou de faire cesser une atteinte à l’environnement causée par une autorité publique (I), le Conseil d’État ouvre la voie du référé-liberté à la protection de l’environnement, en reconnaissant au « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article de l’article L. 521-2 du CJA. Néanmoins, le caractère particulièrement exigeant des conditions de mise en œuvre du référé-liberté n’ont, en l’espèce, pas permis au juge des référés d’accéder à la demande des requérants (II).

I. Les procédures de référé susceptibles d’être utiles à la protection de l’environnement

Deux catégories de procédures de référé sont d’ores et déjà utiles à la protection de l’environnement, face aux atteintes que l’Administration peut y porter. Il s’agit, d’une part, des référés suspension et mesures utiles, qui sont soumis à la condition d’urgence (A). Il s’agit, d’autre part, de référés-suspension spéciaux prévus aux articles L. 122-2 et L. 123-16 du Code l’environnement, qui ne sont quant à eux pas soumis à la condition d’urgence (B).

A. Les référés soumis à la condition d’urgence

Depuis l’intervention de la loi du 30 juin 2000, trois procédures de référé sont soumises à la condition de l’urgence. Il s’agit du référé-suspension, du référé-liberté et du référé-mesures utiles, qui sont respectivement régis par les articles L. 521-1, L. 521-2 et L. 521-3 du CJA.

Au titre de son inventaire des procédures de référé susceptibles de « prévenir ou faire cesser une atteinte à l’environnement dont il n’est pas sérieusement contestable qu’elle trouve sa cause dans l’action ou la carence de l’autorité publique », le Conseil d’État commence par relever que « le juge des référés peut, en cas d’urgence, être saisi soit sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative [ …], soit sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative ».

Ainsi, en relevant qu’en cas d’urgence seules les procédures prévues aux articles L. 521-1 et L. 521-3 du CJA peuvent être utilisées pour prévenir ou faire cesser une atteinte à l’environnement résultant de l’action ou de l’inaction de l’Administration, le silence du Conseil d’État à propos de la procédure inscrite à l’article L. 521-2 du CJA démontre l’exclusion traditionnelle du référé-liberté en la matière, contrairement aux référés suspension et mesures utiles.

Concernant tout d’abord le référé-suspension, il s’agit d’une procédure de référé qui consiste à obtenir du juge la suspension d’une décision administrative, qui fait l’objet, au fond, d’un recours en annulation. Il est le résultat d’un remaniement de l’ancien sursis à exécution, dont les conditions de mise en œuvre ont été revues par la loi du 30 juin 2000 pour davantage d’efficacité. Ainsi, les conditions de fond nécessaires à la formation d’un référé-suspension sont, outre l’urgence, l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de la décision dont la suspension est demandée au juge.

Comme le relève le Conseil d’État, cette procédure de référé peut, effectivement et dans une certaine mesure, prévenir ou faire cesser une atteinte à l’environnement qui résulterait d’une décision de l’Administration.

Pour cause, les recours juridictionnels étant en principe non suspensifs en contentieux administratif, les personnes qui souhaitent remettre en cause la légalité d’une décision administrative, portant atteinte ou susceptible de porter atteinte à l’environnement, doivent normalement attendre le traitement de leur affaire au fond pour que la décision litigieuse puisse éventuellement être privée de ses effets. Or face aux délais de jugement et aux conséquences irréversibles des atteintes que font courir certaines décisions administratives à l’environnement, le référé-suspension permet aux requérants d’accompagner leur recours au fond d’une demande de suspension de la décision litigieuse. Cela permet, le temps que le juge statue sur le recours au fond, et en cas de doute sérieux quant à la légalité de la décision potentiellement néfaste pour l’environnement, d’en suspendre l’exécution.

Néanmoins, la procédure de référé-suspension connaît certaines limites qui tendent à réduire son utilité, notamment en matière de protection de l’environnement. Premièrement, la formation d’un référé-suspension est subordonnée à celle d’un recours au fond, dirigé contre la décision administrative dont la suspension est demandée. Deuxièmement, même si les conditions de l’article L. 521-1 du CJA sont remplies, le juge du référé-suspension s’est reconnu la faculté de refuser de faire droit à la demande de suspension[1]. Troisièmement, étant donné que la procédure de référé-suspension vise à demander la suspension d’une décision administrative, elle ne peut s’exercer qu’en présence d’une telle décision. Ainsi, si l’atteinte potentielle à l’environnement résulte d’une inaction de l’Administration, il est nécessaire pour les requérants de faire naître une décision, en demandant à l’Administration de faire cesser l’atteinte. Or le temps que peut prendre la naissance d’une décision administrative n’est pas forcément favorable à la protection de l’environnement, dont les atteintes, parfois irréversibles, peuvent se réaliser en un trait de temps.

Sur ce point, le référé-mesures utiles apparaît donc davantage intéressant. Cet autre référé d’urgence est le descendant de l’ancien référé conservatoire, introduit devant le juge administratif à partir de l’ordonnance du 31 juillet 1945, et dont les conditions de mise en œuvre ont été reprises quasiment à l’identique par la loi du 30 juin 2000[2].

Ainsi, pour introduire un référé-mesures utiles, l’article L. 521-3 du CJA impose la réunion de trois conditions : la mesure demandée au juge des référés doit être urgente, utile et ne doit pas faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative. À ces conditions légales, une condition supplémentaire a été ajoutée par la jurisprudence : celle de l’absence de contestation sérieuse[3]. Cette dernière condition implique que le juge des référés ne peut faire droit à la mesure demandée au titre du référé-mesures utiles, qu’à la condition que cette mesure ne se heurte à aucune contestation sérieuse au regard des moyens soulevés par le défendeur.

Dès lors, contrairement au référé-suspension, le référé-mesures utiles ne nécessite ni l’existence d’un recours au fond ni celle d’une décision administrative pour pouvoir être formé. Cela permet donc d’obtenir une intervention plus rapide du juge des référés lorsqu’il n’existe aucune décision administrative.

En outre, le juge du référé-mesures utiles peut prononcer « toutes autres mesures utiles »[4], c’est-à-dire toute mesure que le requérant ne peut pas obtenir par une autre voie de droit, en raison du caractère subsidiaire de ce référé[5], et qui est nécessaire pour prévenir ou éviter l’aggravation de l’atteinte portée à ses intérêts ou à ceux qu’il entend défendre – à condition, toutefois, de présenter un caractère provisoire et de ne pas faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative[6].

Les conditions avantageuses du référé-mesures utiles ont ainsi permis à des requérants – personnes privées ou publiques – de saisir le juge des référés, afin qu’il fasse cesser certaines atteintes portées à l’environnement[7].

Cela étant, le référé-mesures utiles présente le défaut inverse du référé-suspension, puisque lorsqu’une décision administrative existe, il devient, sauf exceptions, tout à fait inopérant en raison de la condition tenant à l’absence d’obstacle à l’exécution d’une décision administrative[8].

En conséquence, les référés suspension et mesures utiles apparaissent complémentaires, en ce que le premier vise à obtenir la suspension d’une décision administrative, alors que le second ne peut en principe avoir pour conséquence de faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative. Cela permet à ces deux référés d’urgence d’apporter une réponse intéressante aux atteintes qui peuvent être portées à l’environnement.

Toutefois, aucun de ces deux référés d’urgence ne concerne directement la protection de l’environnement. Ce rôle incombe à certaines procédures spéciales de référé qui existent en matière environnementale, et que le Conseil d’État prend soin de mentionner dans la suite de son inventaire.

B. Les référés non soumis à la condition d’urgence

Outre les référés suspension et mesures utiles, certains référés-suspension spéciaux, introduits par la loi du 10 juillet 1976[9] et celle du 12 juillet 1983[10], peuvent être utiles à la protection de l’environnement.

Dans sa décision, le Conseil d’État retient en effet que pour prévenir ou faire cesser une atteinte à l’environnement qui trouve sa source dans l’action ou l’inaction de l’Administration, le juge des référés peut être saisi, sur le fondement des articles L. 122-2 et L. 123-16 du Code de l’environnement, d’une demande de suspension d’une décision administrative, et ce, « sans qu’aucune condition d’urgence ne soit requise ».

Cette absence de condition d’urgence permet alors de contourner l’un des principaux freins mis à l’exercice d’une procédure de référé d’urgence. Le juge se montre en effet relativement exigeant pour admettre la satisfaction de la condition d’urgence, afin de réserver les référés d’urgence aux affaires qui le sont le plus[11].

En dehors de leur indifférence à l’égard de la condition d’urgence, ces deux procédures de référé touchent directement à la matière environnementale.

En premier lieu, l’article L. 122-2 du Code de l’environnement permet de demander au juge des référés la suspension d’une décision administrative approuvant ou autorisant un des projets visés à l’article L. 122-1 du Code – qui se caractérisent par leurs dimensions importantes ou leurs incidences sur l’environnement –, et qui n’aurait fait l’objet d’aucune étude d’impact, alors même que cette dernière était a priori obligatoire. En pareil cas, le juge est alors tenu de faire droit à la demande de suspension de la décision administrative autorisant ou approuvant le projet en cause, et n’ayant fait l’objet d’aucune étude d’impact[12].

En second lieu, l’article L. 123-16 du Code de l’environnement permet également de demander au juge des référés la suspension d’une décision administrative, et ce, dans deux cas.

Premièrement, il est possible de demander au juge des référés la suspension d’une décision administrative prise à la suite de conclusions défavorables du commissaire enquêteur ou de la commission d’enquête, s’il existe un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à sa légalité.

Deuxièmement, il est possible de demander au juge des référés la suspension d’une décision administrative prise soit sans que l’enquête publique requise pour la réalisation de plans, programmes ou projets ayant une incidence sur l’environnement ait été réalisée ; soit sans que la participation du public requise pour les plans, programmes ou projets ayant une incidence sur l’environnement et non soumis à enquête publique ait été effectuée.

De même que pour la procédure prévue par l’article L. 122-2, pour ces deux cas, si les conditions prévues par l’article L. 123-16 du Code de l’environnement sont remplies, le juge est tenu de faire droit à la demande de suspension.

En outre, il est permis aux requérants de cumuler ces procédures spéciales de référé-suspension avec une procédure de référé-suspension classique[13]. Ainsi, en cas de refus du juge des référés de faire droit à la demande de suspension formulée sur le fondement de l’article L. 521-1 du CJA, cela permet aux requérants d’obtenir, par un autre biais, la suspension de la décision administrative litigieuse, à condition évidemment de satisfaire aux conditions prévues par les articles L. 122-1 et L. 123-16 du Code de l’environnement.

Toutefois, si jusqu’alors les procédures de référé susceptibles de prévenir ou de faire cesser une atteinte à l’environnement paraissaient nombreuses, aucune ne permettait de répondre aussi efficacement à l’urgence que le référé-liberté. Ainsi, en ouvrant la voie du référé-liberté à la protection de l’environnement, le Conseil d’État vient offrir une solution aux situations environnementales les plus urgentes.

II. L’ouverture de la voie du référé-liberté à la protection de l’environnement

L’ouverture de la voie du référé-liberté à la protection de l’environnement a été rendue possible par la reconnaissance du caractère de liberté fondamentale, au sens de l’article L. 521-2 du CJA, au « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » (A). Toutefois, en raison de ses conditions de mise en œuvre strictes, la procédure de référé-liberté n’a vocation à jouer en matière environnementale que dans des cas relativement limités (B).

A. Le reconnaissance d’une nouvelle liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA

Contrairement aux référés suspension et mesures utiles, le référé-liberté prévu par l’article L. 521-2 du CJA a été « créé de toutes pièces par la loi du 30 juin 2000 »[14].

Il s’agit d’une procédure de référé d’urgence, qui permet de demander au juge des référés d’« ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale », et ce, dans un délai de 48 heures[15].

Ainsi, il apparaît que la formation d’un référé-liberté est subordonnée à la démonstration d’une atteinte ou d’un risque imminent d’atteinte à une liberté fondamentale par l’Administration.

Toutefois, au moment de la création du référé-liberté, cette notion de liberté fondamentale n’a pas été définie par le législateur. C’est donc au juge administratif qu’il appartient d’identifier quelles sont les droits et libertés qui peuvent être qualifiés de libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA[16]. Or depuis la création du référé-liberté, le juge a reconnu a près d’une soixantaine de droits et libertés le caractère d’une liberté fondamentale.

Dès lors, par sa décision du 20 septembre 2022, en reconnaissant au « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » le caractère d’une liberté fondamentale, le Conseil d’État est venu une nouvelle fois allonger la liste des libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA[17].

La consultation des différents droits et libertés s’étant vus reconnaître le caractère d’une liberté fondamentale, au sens de l’article L. 521-2 du CJA, laisse apparaître qu’une grande majorité de ces droits et libertés font partie du bloc de constitutionnalité[18]. Toutefois et ainsi que le relève C. Broyelle, « cela ne signifie pas pour autant que tous les droits et libertés énoncés par la Constitution acquièrent le statut de « liberté fondamentale » au sens de l’article L. 521-2 du [CJA] »[19].

Quoi qu’il en soit, l’appartenance d’un droit ou d’une liberté au bloc de constitutionnalité constitue un élément favorable à la reconnaissance du caractère de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA, comme en témoigne la présente décision.

En effet, le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, auquel le Conseil d’État a, en l’espèce, reconnu le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2, est issu de l’article 1er de la Charte de l’environnement de 2004.

Or, la valeur constitutionnelle de la Charte de l’environnement, du fait de son intégration au préambule de la Constitution de 1958, a été admise tant par le Conseil constitutionnel[20] que par le Conseil d’État[21].

Toutefois, avant la décision du 20 septembre 2022, et en dépit de la valeur constitutionnelle de la Charte de l’environnement, la question se posait de savoir si les droits et libertés consacrés par elle, et notamment ceux de son article 1er, pouvaient se voir reconnaître le caractère d’une liberté fondamentale invocable dans le cadre d’une procédure de référé-liberté[22]. Pour cause, la trop grande généralité des termes de l’article 1er de la Charte pouvait s’opposer à ce que le droit qu’il consacre puisse, en lui-même, se voir reconnaître le caractère d’une liberté fondamentale[23].

La question se heurtait d’ailleurs à des décisions contradictoires rendues par les tribunaux administratifs.

Ainsi, par une ordonnance du 29 avril 2005, le juge des référés du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne avait qualifié le droit à l’environnement de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA, considérant, pour ce faire, « qu’en « adossant » à la Constitution une Charte de l’Environnement qui proclame en son article 1er que « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » le législateur a nécessairement entendu ériger le droit à l’environnement en « liberté fondamentale » de valeur constitutionnelle »[24].

A l’inverse, par une ordonnance du 19 août 2005, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg avait retenu que l’article 1er de la Charte de l’environnement « ne constitue pas une liberté fondamentale dont la sauvegarde est susceptible de donner lieu au prononcé de mesures sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative »[25].

Cependant, dans le cadre d’une affaire relative à une demande de suspension d’un arrêté portant atteinte à l’environnement, fondée sur l’article L. 521-2 du CJA[26], l’occasion a été donnée au Conseil d’État de répondre à la question de savoir si la protection de l’environnement pouvait constituer une liberté fondamentale invocable dans le cadre d’une procédure de référé-liberté. Ce dernier n’a toutefois pas souhaité prendre clairement position, et a préféré se borner « à constater que ‘’une des conditions posées par l’article L. 521-2 du code de justice administrative [n’était] pas remplie pour rejeter la requête »[27].

Ce n’est donc que par sa décision du 20 septembre dernier que le Conseil d’État s’est expressément prononcé en faveur de la reconnaissance du statut de liberté fondamentale à la protection de l’environnement, telle que consacrée par l’article 1er de la Charte, en admettant l’invocabilité du « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » dans le cadre d’une procédure de référé-liberté.

Cette évolution de la jurisprudence du Conseil d’État semble avoir été influencée par celle du Conseil constitutionnel, qui confère une place de plus en plus importante à la protection de l’environnement.

Pour preuve, par une décision du 31 janvier 2020[28], se fondant sur le préambule de la Charte de l’environnement, le Conseil constitutionnel a reconnu à la protection de l’environnement le statut d’objectif à valeur constitutionnelle, et non plus seulement de motif ou « d’objectif d’intérêt général » permettant d’apporter certaines limitations aux libertés constitutionnellement garanties[29].

Dès lors, en reconnaissant le caractère d’une liberté fondamentale au « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », le Conseil d’État montre sa prise en compte de la constitutionnalisation de la protection de l’environnement et tend, dans le même temps, à harmoniser sa jurisprudence avec celle du Conseil constitutionnel.

Toutefois, en dépit de la symbolique qu’il peut y avoir derrière la reconnaissance de cette nouvelle liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA, il apparaît que le référé-liberté n’aura vocation à jouer qu’un rôle limité en matière de protection de l’environnement.

B. Un rôle limité du référé-liberté en matière de protection de l’environnement

Malgré l’engouement qu’il suscite, le référé-liberté n’en demeure pas moins un référé d’urgence particulièrement difficile à employer. Pour cause, sa mise en œuvre est entourée de plusieurs conditions que le juge entend strictement, afin de limiter l’utilisation et de préserver la pleine efficacité du référé-liberté.

Certes, contrairement au référé-suspension, la formation d’un référé-liberté n’est pas subordonnée à l’existence d’un recours au fond ni à celle d’une décision administrative.

Néanmoins, pour obtenir le prononcé de « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale »[30], il est nécessaire de satisfaire à trois conditions. Premièrement, les requérants doivent montrer l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Deuxièmement, ils doivent prouver que cette atteinte est le fait d’une personne morale de droit public ou d’un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public, qui a agi dans l’exercice de ses pouvoirs[31]. Enfin, troisièmement, les requérants doivent démontrer qu’il existe une extrême urgence à faire cesser cette atteinte[32].

Dans sa décision, le Conseil d’État ne manque donc pas de rappeler la nécessité de satisfaire à ces trois conditions, même lorsqu’est en cause la liberté fondamentale tenant au « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » qu’il vient de dégager.

Ainsi, tout en les adaptant à la liberté fondamentale en cause, le Conseil d’État rappelle tout d’abord que toute personne qui souhaite obtenir le prononcé d’une mesure au titre d’une procédure de référé-liberté, en invoquant le « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », devra démontrer l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale soit à sa situation personnelle, du fait notamment de l’affectation de ses conditions ou de son cadre de vie, soit aux intérêts qu’elle entend défendre. Ce dernier point illustre d’ailleurs l’intérêt que pourra présenter la reconnaissance de cette nouvelle liberté fondamentale pour les associations de protection de l’environnement.

Ensuite, le Conseil d’État précise classiquement que cette atteinte grave et manifestement illégale devra être le fait « de l’action ou de la carence de l’autorité publique ».

Enfin, en raison du très bref délai laissé au juge des référés pour statuer sur une demande de référé-liberté, le Conseil d’État rappelle la nécessité pour les requérants de démontrer l’extrême urgence que présente la situation, afin de montrer qu’elle justifie l’intervention immédiate du juge. Ainsi, dans le cadre d’une procédure de référé-liberté, seules les situations les plus pressantes peuvent justifier l’octroi de la mesure demandée au juge.

Justement, concernant les mesures susceptibles d’être prononcées en référé-liberté, le Conseil d’État rappelle que le juge des référés doit s’assurer que la situation permet « de prendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires »[33]. En d’autres termes, en plus de justifier l’intervention immédiate du juge des référés, la situation qui a motivé la formation d’un référé-liberté doit permettre au juge de prendre des mesures à effet immédiat et de nature à assurer effectivement la sauvegarde de la liberté fondamentale invoquée.

En outre, et comme le rappelle toujours le Conseil d’État, à cette première limite tenant aux mesures susceptibles d’être prononcées par le juge du référé-liberté, il convient d’en ajouter une seconde, tenant au fait que les mesures que ce dernier peut ordonner « doivent s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises » [34].

L’ensemble de ces conditions permet de montrer que même si la voie du référé-liberté est désormais ouverte à la protection de l’environnement, il n’aura vocation à jouer que dans des cas particulièrement limités. Pour preuve, la demande des requérants est en l’espèce écartée au motif, classique en matière de référé-liberté, que « la condition d’urgence particulière requise par l’article L. 521-2 du code de justice administrative ne peut être regardée comme remplie ». À ce premier motif, le Conseil d’État en ajoute un second, tenant à l’absence d’« atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », en raison de la faible atteinte à l’environnement présentée par le projet litigieux.

En reconnaissant au « droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » le caractère d’une liberté fondamentale, la décision du Conseil d’État est assurément symbolique. En revanche, les conséquences pratiques de sa décision restent encore à déterminer, même s’il apparaît évident que le référé-liberté n’aura vocation à présenter une utilité que pour les situations les plus graves. À défaut, la voie des autres procédures de référé devra lui être préférée.


[1] Voir CE, 15 juin 2001, Société Robert Nioche et ses fils, Lebon p. 1120. Il s’agit néanmoins du seul exemple de cette faculté.

[2] L’article L. 521-3 du CJA reprend à son compte l’ensemble des conditions de mise en œuvre de l’ancien référé conservatoire, à la seule exception de la condition d’interdiction de préjudicier au principal. Cette dernière condition a été supprimée par la loi du 30 juin 2000, comme cela avait été proposé par le groupe de travail du Conseil d’État, spécialement institué par arrêté du 7 novembre 1997, afin d’identifier les carences du droit des procédures d’urgence et de proposer des mesures de réforme.

[3] Initialement retenue par le juge pour les seules demandes de référé-mesures utiles visant à obtenir l’expulsion des occupants sans titre du domaine public (CE, Sect., 16 mai 2003, SARL Icomatex, Lebon p. 228), l’exigence d’absence de contestation sérieuse a été par la suite étendue à l’ensemble des demandes de référé-mesures utiles (CE, Sect., 6 février 2004, Masier, Lebon p. 45 et confirmé par CE, Sect., 18 juillet 2006, Mme Elissondo Labat, Lebon p. 369 et CE, 22 juillet 2011, Région Île-de-France, req. n°345040 (inédit)).

[4] Art. L. 521-3 du CJA.

[5] Voir CE, Sect., 5 février 2016, M. Benabdellah, Lebon p. 13.

[6] Cette condition interdisant au juge des référés de prononcer, sur le fondement de l’article L. 521-3 du CJA, une mesure faisant obstacle à l’exécution d’une décision administrative a toutefois été assouplie par la jurisprudence. Désormais, il est permis au juge du référé mesures utiles de faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative en cas de danger immédiat ou de péril grave (voir, sur ce point, CE, Sect., 18 juillet 2006, Mme Elissondo Labat, Lebon p. 369 ; CE, Sect., 16 novembre 2011, Ville de Paris et société d’économie mixte PariSeine, Lebon p. 553 et CE, Sect., 5 février 2016, M. Benabdellah, Lebon p. 13).

[7] Voir, pour exemple, CE, 25 janvier 1980, Société des terrassements mécaniques SOTEM et Mariani, Lebon p. 49. En l’espèce, le juge du référé conservatoire avait pu ordonner à une société de faire cesser, à titre provisoire, des extractions de matériaux auxquelles elle procédait, en raison des risques que cela comportait pour un cours d’eau domanial.

[8] Cela explique d’ailleurs pourquoi le référé-mesures utiles est davantage utile à l’Administration qu’aux administrés.

[9] Loi n° 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature.

[10] Loi n° 83-630 du 12 juillet 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement.

[11] Voir notamment sur la condition d’urgence, P. Chrétien, « La notion d’urgence », RFDA 2007, p. 38.

[12] Il en va également ainsi si une étude d’impact a été réalisée, mais que son insuffisance conduit à la regarder comme inexistante (voir CE, 29 juillet 1983, Commue de Roquevaire, Lebon p. 353).

[13] CE, 5 décembre 2014, Consorts Le Breton c/ Commune de Vincennes, Lebon T. p. 792 ; AJDA 2015, p. 583, note F. Priet ; AJDA 2014, p. 2394 ; RDI 2015, p. 65, obs. R. Hostiou ; DA. 2015, comm. 26, note G. Eveillard.

[14] C. Broyelle, Contentieux administratif, LGDJ, coll. « Manuel », 9è éd., 2021, p. 511.

[15] Art. L. 521-2 du CJA.

[16] Voir notamment pour une analyse de la notion, G. Glénard, « Les critères d’identification d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative », AJDA 2003, p. 2008 et O. Le Bot, La protection des libertés fondamentales par la procédure du référé-liberté. Étude de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, Fondation Varennes, coll. « Thèses », 2007, p. 53 et s.

[17] Voir C. Lantero, « Les libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative », Blog droit administratif.

[18] Le juge se fonde également sur les traités internationaux, et tout particulièrement sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, pour consacrer des libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA. Il en va par exemple ainsi du droit au respect de la vie, qui trouve sa source dans l’article 2 de la Convention, et auquel le Conseil d’État a reconnu le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA (CE, Sect., 16 novembre 2011, Ville de Paris et société d’économie mixte PariSeine, Lebon p. 553).

[19] C. Broyelle, Contentieux administratif, op. cit., p. 513.

[20] C. const., décision n°2008-564 DC du 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés, Rec. p. 313 ; AJDA 2008, p. 1614, note O. Dord.

[21] CE, Ass., 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, Lebon p. 322 ; AJDA 2008, p. 2166, chron. E. Geffray et S.-J. Lieber ; RFDA 2008, p. 1147, concl. Y. Aguila ; RFDA 2008, p. 1158, note L. Janicot ; DA. 2008, comm. 152, note F. Melleray ; RDP 2009, p. 481, note V. Thibaud.

[22] Voir notamment Y. Jégouzo et F. Loloum, « La portée juridique de la Charte de l’environnement », DA. 2004, chron. 5.

[23] Voir en ce sens, G. Pellissier, « Environnement », Répertoire de contentieux administratif, Dalloz, mars 2022, n°227.

[24] TA de Châlons-en-Champagne, 29 avril 2005, Conservatoire du patrimoine naturel et a. c/ préfet de la Marne, nos0500828, 0500829 et 0500830 ; AJDA 2005, p. 1354, note H. Groud et S. Pugeault.

[25] Ta de Strasbourg, 19 août 2005, Association de protection de l’environnement du canton de Verny, n°0503540.

[26] CE, 11 mai 2007, Association interdépartementale et intercommunale pour la protection du lac de Sainte-Croix, n°305427 ; AJDA 2007, p. 2262, note K. Foucher.

[27] K. Foucher note sous CE, 11 mai 2007, Association interdépartementale et intercommunale pour la protection du lac de Sainte-Croix, AJDA 2007, p. 2262.

[28] C. const., décision n°2019-823 QPC du 31 janvier 2020, Union des industries de la protection des plantes, AJDA 2020, p. 1126, note F. Savonitto ; RFDA 2020, p. 501, chron. A. Roblot-Troizier.

[29] Voir, par exemple, C. const., décision n°2019-808 QPC du 11 octobre 2019, Société Total raffinage France, D. 2019, p. 1939, et les obs. ; D. 2020, p. 1012, obs. V. Monteillet et G. Leray.

[30] Art. L. 521-2 du CJA.

[31] Cette dernière a toutefois été largement assouplie par l’arrêt Commune de Chirongui (CE, 23 janvier 2013, Commune de Chirongui, Lebon p. 6). Par cet arrêt, le Conseil d’État a reconnu qu’il était possible pour le juge du référé-liberté d’intervenir en cas d’urgence, et d’atteinte grave et manifestement illégale portée au droit de propriété ou à une liberté fondamentale par l’Administration, quand bien même il s’agirait d’une voie de fait.

[32] Étant donné la brièveté des délais laissés au juge des référés lorsqu’il est saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du CJA, la condition de l’urgence est appréciée plus strictement en matière de référé-liberté qu’en matière de référé suspension ou mesures utiles. Voir, notamment, CE, 4 février 2004, Commune d’Yvrac, Lebon T. p. 828. Par cette décision, le Conseil d’État a retenu que « la circonstance que, dans une espèce donnée, la condition d’urgence puisse être regardée comme remplie pour la mise en œuvre des pouvoirs que le juge des référés tient des articles L. 521-1 ou L. 521-3 du code de justice administrative n’implique pas qu’il puisse être recouru à la procédure de l’article L. 521-2 ».

[33] Voir, pour une affirmation antérieure, CE, 30 juillet 2015, Section française de l’observatoire international des prisons (OIP-SF) et Ordre des avocats au barreau de Nîmes, Lebon p. 305.

[34] Le Conseil d’État reprend ici sa décision Garde des sceaux, ministre de la Justice c/ Section française de l’observatoire international des prisons du 19 octobre 2020 (CE, 19 octobre 2020, Garde des sceaux, ministre de la Justice c/ Section française de l’observatoire international des prisons, Lebon p. 351).

Commentaires

dominique dit :

Bonjour,
Votre étude est sérieuse, et conforme au droit européen concernant les déchets dangereux, qui tarde à se retrouver dans le droit français, par déni. L’exemple le plus frappant ce sont les maisons en mâchefer constituées de métaux lourds et d’arsenic, un véritable poison dont la toxicité est avérée qui devraient être interdites de ventes tant elles constituent un habitat insalubre et dangereux.
Salutations cordiales

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