Des faits qui ont conduit les parties devant le Conseil d’État, on peut retenir qu’une commune vendéenne avait signé au cours de l’année 2000 avec une entreprise d’outillage locale un contrat de « crédit-bail immobilier, d’une durée de quinze ans, portant sur un terrain bâti situé dans la zone artisanale des Mollaires, sur le territoire de cette commune, et comportant une option, pouvant être exercée à compter de la huitième année, d’achat de l’ensemble immobilier composé de ce terrain et de l’atelier-relais que la commune y avait édifié ».
En 2021, à la suite d’un différend quant au devenir de la zone des Mollaires, la commune a « prononcé le classement de l’ensemble immobilier en cause dans le domaine public communal » et a, par une requête du 16 juin 2022, saisi le juge du référé mesures utiles du tribunal administratif de Nantes d’une demande d’expulsion sur le fondement de l’article L. 521-3 du Code de justice administrative. Par une ordonnance du 11 juillet 2022, le tribunal fit droit à sa demande en enjoignant à la société Guillet-Joguet de libérer les locaux qu’elle occupe. La société se pourvoit en cassation contre l’article 1er de cette ordonnance sous le n° 466114. Par ailleurs, la société a, par une requête du 12 octobre 2022, demandé au juge des référés du même tribunal qu’il mette fin à l’injonction qu’il avait prononcée, en application de l’article L. 521-4 du Code de justice administrative. Par une ordonnance en date du 3 novembre 2022, le juge des référés a rejeté la requête en révision et, faisant droit aux conclusions reconventionnelles présentées par la commune, a assorti l’injonction de quitter les lieux d’une astreinte de 50 € par jour de retard. La société se pourvoit en cassation contre cette dernière ordonnance.
Le Conseil d’État devait répondre à la question de savoir si le classement d’un atelier-relais, situé dans une zone artisanale et utilisé par une entreprise privée pour les besoins de son activité commerciale, dans le domaine public communal permet de l’y incorporer alors même que les critères ordinairement requis ne seraient pas réunis.
D’entrée, le problème semble résolu tant l’article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) paraît clair sur la question. Néanmoins, eu égard au contexte particulier de l’affaire, dont le cadre temporel exigeait de prendre en considération l’état du droit existant aussi bien avant l’entrée en vigueur du CGPPP qu’après, sans oublier les multiples divergences jurisprudentielles sur la question, le Conseil d’État s’est livré à un raisonnement aussi clair que précis. Après un rappel de l’évolution des conditions d’entrée dans le domaine public d’un bien immobilier au regard de son aménagement spécial puis indispensable au service public, il considère que pour qu’un bien soit matériellement qualifié comme tel, il ne suffit pas que la personne publique propriétaire ait tenté de le classer dans le domaine public dans le seul but de se séparer d’un cocontractant encombrant. Le Conseil d’État en conclut que les ateliers-relais municipaux demeurent dans le domaine privé des communes même lorsqu’ils font l’objet de classement dans le domaine public par une délibération ad hoc. Ce raisonnement débouche sur l’annulation, pour erreur de droit, des ordonnances querellées et la reconnaissance de la compétence du juge judiciaire.
Cet arrêt vient, ce faisant, mettre un terme à l’excessive prise de liberté de la Haute Assemblée vis- à-vis de sa jurisprudence de principe et, surtout, des règles posées par le CGPPP en matière de détermination de la consistance du domaine public artificiel.
En réaffirmant, une quinzaine d’années après sa décision Commune de Saint-Denis de la Réunion[2], la nécessité des conditions d’entrée d’une dépendance artificielle dans le domaine public (I), le Conseil d’État semble marquer une rupture avec sa ligne prétorienne contraire aux exigences de la domanialité publique issues du Code général de la propriété des personnes publiques (II).
Le juge administratif a pendant longtemps considéré que les ateliers-relais font, eu égard à leur construction pour les besoins d’entreprises locales[3], partie du domaine privé des collectivités territoriales. Même si de tels ateliers pourraient très bien remplir les critères de la domanialité publique, des raisons d’opportunité conduisent les collectivités à suivre ce régime juridique en préconisant l’application du droit privé des baux[4]. La difficulté semble en revanche surgir lorsque ces ateliers font l’objet d’un acte de classement dans le domaine public, indépendamment de la réunion des conditions ordinaires d’incorporation des biens au domaine public. Écartant en l’espèce une jurisprudence particulièrement controversée[5], le Conseil d’État va, pour déterminer la domanialité publique des biens litigieux, retracer l’évolution des critères d’incorporation des biens au domaine public (A) avant de relever, à la suite d’un bilan du reste négatif, l’insuffisance de la décision de classement dont l’intervention ne constitue qu’un acte récognitif ou déclaratif (B).
Le contexte particulier de la présente affaire a conduit le Conseil d’État à remonter le temps. Cette démarche l’a tout naturellement poussé à s’interroger sur l’éventuelle qualification matérielle de l’atelier-relais en une dépendance du domaine public, tant au regard des critères applicables avant l’entrée en vigueur du CGPPP, intervenu le 1er juillet 2006, qu’après. Ce raisonnement est visible dès le point 2 de la décision commentée et ne constitue, de toute évidence, qu’un rappel d’une ligne prétorienne bien établie.
En affirmant qu’ « avant l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2006, du Code général de la propriété des personnes publiques, l’appartenance au domaine public d’un bien était, sauf si ce bien était directement affecté à l’usage du public, subordonnée à la double condition que le bien ait été affecté au service public et spécialement aménagé en vue du service public auquel il était destiné », le Conseil d’État se borne à rappeler l’état de sa jurisprudence, avant l’avènement du CGPPP, en matière de qualification des biens du domaine public. Hors le critère organique de l’appartenance du bien à une personne publique[6], qui est ici implicite, la Haute juridiction met en lumière le critère alternatif dualiste : l’affectation à l’usage du public et l’affectation au service public.
Le critère de l’affectation à l’usage du public fut consacré, en 1935, dans l’arrêt Marécar[7] à propos d’un cimetière. Le Conseil d’État reconnaît à l’occasion de ce contentieux que l’usage du public constitue une condition suffisante pour qu’un bien appartienne au domaine public. D’un point de vue chronologique, il s’agit du premier critère retenu pour reconnaître la domanialité publique d’un bien.
Le critère de l’affectation au service public est, quant à lui, apparu dès le XIXe siècle en doctrine. Mais il a fallu attendre les années de résurrection des services publics, alors en crise, pour lui rendre ses lettres de noblesse. Le ton fut donné en 1956 avec l’arrêt Société Le béton[8]. L’arrêt ajoute la condition de l’aménagement spécial pour encadrer l’extension de la domanialité publique. Cette jurisprudence requiert, en résumé, deux conditions pour qualifier un bien de dépendance du domaine public : l’affectation du bien à un service public et son aménagement spécial en vue de l’exécution des missions de ce service public.
On observera cependant que la finalité réductrice de l’aménagement spécial « n’a pas joué le rôle qui lui était dévolu, la modestie des aménagements retenus par l’arrêt [Société Le Béton] lui-même encourageant cette évolution »[9]. Le juge administratif considérait en l’occurrence que les terrains litigieux, dépendant d’un port industriel dont l’aménagement et l’exploitation ont été confiés, sur la base d’une concession de service public, à un établissement public font partie du domaine public car ils ont fait l’objet d’installations destinées à les rendre propres à l’exécution d’une mission de service public. La souplesse observée au niveau de la qualification de l’aménagement spécial va trois ans plus tard s’amplifier avec l’arrêt Dauphin[10] qui, pour le coup, porte bien son nom. Le Conseil d’État se montre moins exigeant sur l’importance matérielle de l’aménagement spécial de sorte qu’en l’espèce une simple chaîne supportée par deux bornes et une grille « en vue d’assurer la protection de ce site [L’allée des Alyscamps à Arles] classé à la fois comme monument historique et comme site artistique ». D’ailleurs, le commissaire du gouvernement ne s’embarrasse d’aucune précaution oratoire en soutenant que l’importance matérielle des aménagements « importe peu » et que ce qui compte, c’est « qu’ils ont été réalisés »[11]. Ce laxisme va, en partie, contribuer à l’hypertrophie de la domanialité publique, que tentera tant bien que mal de juguler beaucoup plus tard le CGPPP.
Après le rappel de l’état du droit existant avant le CGPPP, le Conseil d’État revient sur le léger aménagement apporté aux critères de la domanialité publique avec l’entrée en vigueur du Code, en invoquant son article L. 2111-1 : « Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ». Le critère de l’appartenance du bien à une personne publique apparaît ici explicitement. Pour ce qui est du critère finaliste, les rédacteurs du Code ont voulu restreindre les conditions d’incorporation des biens au domaine public. D’une part, l’affectation à l’usage du public est devenue l’affectation à l’usage direct du public. D’autre part, le critère de l’aménagement spécial pour les besoins de la mission de service public auquel le bien est affecté, jugé laxiste, a été remplacé par celui plus contraignant de l’aménagement indispensable.
Après vérification des différents critères qui viennent d’être exposés, aussi bien avant qu’après l’entrée en vigueur du CGPPP, le Conseil d’État juge que « si la construction d’ateliers-relais par une commune a pour objet de favoriser son développement économique en complétant ses facultés d’accueil des entreprises et relève donc d’une mission de service public, cette circonstance ne suffit en revanche pas à faire regarder ces ateliers, qui ont vocation à être loués ou cédés à leurs occupants, comme étant affectés, une fois construits, à un service public et, sous réserve qu’ils aient fait l’objet d’un aménagement spécial ouindispensable, à les incorporer de ce seul fait dans le domaine public de la commune ». Il s’agit là d’une reprise du considérant de principe de l’arrêt Commune de Mantes- la-Jolie : le seul ajout demeurant le caractère indispensable de l’aménagement pour tenir compte du cadre temporel dans lequel s’inscrit le litige. Partant, nous dit le Conseil d’État, puisque l’atelier-relais litigieux avait été « édifié par la commune pour les besoins de la société Guillet-Joguet, qu’il n’était pas affecté à l’usage direct du public et ne pouvait être regardé comme affecté à un service public pour les besoins duquel il aurait fait l’objet d’aménagements spéciaux ou indispensables » alors même qu’il apparaissait de manière claire que la commune entendait « céder le bien après sa libération », il était matériellement impossible d’y voir une dépendance du domaine public communal.
Le Conseil d’État considère, au terme de ce raisonnement, qu’ en accueillant la demande d’expulsion qui lui était soumise sans relever l’incompétence de la juridiction administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a commis une erreur de droit. La solution est d’autant plus cohérente que le juge administratif suprême soutient, à la suite de ce rappel des critères traditionnels de la domanialité publique, qu’un acte de classement ne saurait à lui seul faire incorporer un bien au domaine public.
En dehors des cas particuliers du domaine public routier et du domaine public fluvial, qui ne sont pas en cause en l’espèce, l’entrée dans le domaine public ne dépend pas d’une décision de classement.
Pour rappel, le conseil municipal de Rives-de-l’Yon a, par une délibération du 30 septembre 2021, prononcé le classement de l’ensemble immobilier en cause dans le domaine public communal. Cette délibération, adoptée 20 ans après la conclusion du contrat de crédit-bail, n’a visiblement pour seul but que de se débarrasser d’un cocontractant devenu encombrant. Il s’agit manifestement d’un détournement de pouvoir. D’ailleurs, à supposer que le détournement de pouvoir ne soit pas caractérisé, cet acte de classement, dont la délibération constitue la cheville ouvrière, serait au mieux purement récognitif. C’est la lecture qu’en fait le Conseil d’État, en l’espèce, en fondant son interprétation sur le premier alinéa de l’article L. 2111-3 du CGPPP : « S’il n’en est disposé autrement par la loi, tout acte de classement ou d’incorporation d’un bien dans le domaine public n’a d’autre effet que de constater l’appartenance de ce bien au domaine public ». Loin d’être novatrice, ce raisonnement caractérisait la jurisprudence du Conseil d’État bien avant l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques[12]. La jurisprudence a, en réalité, pendant longtemps considéré l’acte de classement comme étant purement déclaratif et dénué de toute utilité[13]. Superfétatoire, il n’intervient que pour constater l’existence d’un bien dans le domaine public artificiel.
Dans la pratique, le classement est souvent confondu à l’affectation. Il s’en « distingue toutefois car il ne peut être que postérieur à l’affectation et ne saurait en lui-même conférer la domanialité »[14]. Sa seule utilité réside dans l’apport de précisions sur la classification du bien dans une catégorie domaniale et sur la collectivité chargée de l’entretien. En matière de voirie routière, par exemple, le classement intervient pour ranger la voie publique dans l’une des catégories de voies publiques : autoroutes, routes nationales, routes départementales ou communales. Le Conseil d’État subordonne d’ailleurs l’entrée en vigueur de l’acte de classement « à l’accomplissement de formalités adéquates de publicité »[15].
Dans notre cas d’espèce, il n’apparaît nulle part dans le texte de l’arrêt que l’intervention de la délibération 20 ans après la conclusion du contrat de crédit-bail aurait un caractère récognitif. Il suit de là que cette délibération intervient, on l’a dit, dans le contexte d’un différend opposant la commune à son cocontractant, la société Guillet-Joguet. Aussi, le Conseil d’État en vient à la conclusion que l’existence de cette délibération ne saurait dispenser le juge des référés du tribunal administratif de Nantes de vérifier que l’atelier-relais, qui n’était pas affecté à l’usage direct du public, était affecté par la commune à un service public et avait fait l’objet, s’agissant d’un local construit et donné à bail avant l’entrée en vigueur du CGPPP, d’aménagements spéciaux.
De fait, ainsi que l’écrivait le professeur René Chapus, « l’autorité administrative ne détient pas de pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la consistance du domaine public. Ses décisions doivent, dans tous les cas, être exactement ajustées à ce que sont objectivement les biens qu’elles concernent »[16]. Aller à l’encontre de cette idée, comme ce fut malheureusement le cas avec le précédent de 2008, serait de toute évidence méconnaître les exigences de la loi et doter, par voie de conséquence, l’Administration de la faculté de s’affranchir de la définition du domaine public, en y incorporant des biens qui ne remplissent pas les conditions requises[17].
En maintenant les ateliers-relais en cause dans le domaine privé de la commune de Rives-de-l’Yon, tout en écartant la compétence du juge administratif en l’espèce, le Conseil d’État semble se faire l’écho des nombreuses exhortations doctrinales. Il réhabilite ce faisant la décision Commune de Mantes-la-Jolie et s’engage incontestablement sur la voie d’un retour à la cohérence de sa jurisprudence sur le régime juridique des ateliers-relais.
Par cette décision du 13 octobre 2023, le Conseil d’État fait, d’un point de vue jurisprudentiel, le chemin inverse du sens de la décision Commune de Saint-Denis de la Réunion. Il réaffirme ainsi sa décision Mantes-la-Jolie qu’il avait cru devoir neutraliser. Cette neutralisation laissait d’autant plus perplexe qu’elle allait à l’encontre des dispositions du Code général de la propriété des personnes publiques auquel, on le sait, les membres les plus éminents de la Haute Assemblée ont fortement contribué à la rédaction. La contradiction entre les solutions de 2004 et 2008 constituaient, en tout cas, un véritable affront à l’égard des outils destinés à assurer la cohérence des décisions du juge administratif. On peine, en effet, à comprendre comment ces divergences ont pu échapper à la vigilance de ces réunions plus ou moins informelles qui, au Conseil d’État et dans les Cours administratives d’appel, permettent à la juridiction d’assurer en interne la cohérence de ses décisions[18]. Quoi qu’il en soit, l’écoulement du temps ayant fait son œuvre, et mieux vaut tard que jamais, le Conseil d’État semble avoir retrouvé le chemin de la cohérence de sa jurisprudence à travers une remise en cause de la décision Commune de Saint-Denis de la Réunion (A). Ce revirement a été, au demeurant, grandement facilité par les arguments contradictoires de la commune défenderesse (B).
S’éloignant de sa jurisprudence de principe, le Conseil d’État avait jugé en 2008, à propos des ateliers-relais, que « lorsqu’un bien appartenant à une personne publique a été incorporé dans son domaine public par une décision de classement, il ne cesse d’appartenir à ce domaine sauf décision expresse de déclassement ». La décision ajoute qu’il « résulte des pièces du dossier, et qu’il n’est pas contesté par la commune, que les ateliers occupés par la société Lucofer ont fait l’objet d’une décision de classement dans le domaine public communal par délibération du conseil municipal ; que, par suite, sont sans incidence sur cette appartenance au domaine public les critères issus de la jurisprudence du Conseil d’État et tirés notamment de ce que ces ateliers auraient vocation à être loués ou cédés à leurs occupants ou que les baux consentis en vue de leur occupation revêtiraient le caractère de contrats de droit privé ». Le Conseil d’État avait, sur le fondement de ce considérant de principe, admis l’incorporation des ateliers-relais au domaine public, dans les mêmes configurations que l’arrêt commenté, avec pour conséquence l’application du droit administratif des titres d’occupation et la compétence du juge administratif en matière de contentieux de l’expulsion des occupants sans titre du domaine public[19]. Vivement critiquée en son temps par le professeur Philippe Yolka, qui fit remarquer avec justesse qu’elle se heurtait aux dispositions du Code général de la propriété des personnes publiques qui consacrent le caractère purement déclaratif des actes de classement[20], cette décision apparaît depuis isolée. De l’aveu de Romain Victor, rapporteur public de l’arrêt commenté, aucun rapporteur public n’a depuis mentionné cette décision dans ses conclusions[21].
À rebours du professeur Philippe Yolka, qui qualifiait la décision Commune de Saint-Denis de la Réunion d’ « hétérodoxe »[22], le professeur Norbert Foulquier soutenait dans une étude estimée que faire produire des effets à une décision de classement constituait une garantie de la sécurité juridique[23]. Cet argument est troublant au regard des règles établies par le CGPPP en la matière. Lorsqu’on suit de près la logique défendue par l’éminent auteur, on en vient à faire primer le principe de sécurité juridique sur des règles d’origine législative. Ce qui est évidemment préoccupant quand on sait depuis 2006 avec la décision Société KPMG et autres[24], et donc avant le virage jurisprudentiel de 2008, que la sécurité juridique est un principe général du droit qui, faut-il le souligner, a une valeur infra-législative et supra-décrétale. On comprend donc très mal comment une norme infra-législative pourrait supplanter une norme législative. Cet argument nous paraît dès lors contestable. Il n’éclaire pas davantage les membres du Palais-Royal dont la jurisprudence fut pendant longtemps caractérisée par de multiples divergences à propos du statut domanial des ateliers-relais.
Au total, en jugeant en l’espèce que « le bien immobilier en cause était manifestement insusceptible d’être qualifié de dépendance du domaine public » du simple fait de son classement, sans l’intervention des conditions ordinaires d’entrée d’un bien dans la domanialité publique, le Conseil d’État semble revenir à « l’orthodoxie »[25] et sonne ainsi le glas de sa décision Commune de Saint-Denis de la Réunion. Ce revirement, on l’a dit, a beaucoup été facilité par les arguments contradictoires déployés par la commune au cours du procès.
Il y a à vrai dire une certaine contradiction dans la démarche de la commune dans le cas d’espèce. Trois raisons au moins sous-tendent cette position d’après le conseiller Romain Victor.
L’auteur observe, tout d’abord, que le contrat de crédit-bail conclu entre la commune et la société prévoyait une option d’achat au profit du preneur au terme du bail sans que l’exercice de cette faculté ne soit subordonné à l’adoption d’un acte de déclassement par la commune. Le bien litigieux serait, en conséquence, un bien du domaine public que la commune aurait vraisemblablement méconnu le principe d’inaliénabilité[26]. L’existence de cette clause jette à elle seule un sérieux doute sur l’appartenance de l’atelier-relais au domaine public de la commune. Il fait remarquer, ensuite, qu’il est frappant de constater que le contrat de crédit-bail, qui exigeait du preneur un « loyer » en contrepartie du « bail » et non une « redevance » comme c’est habituellement le cas en matière d’occupation privative du domaine public, ne faisait aucune référence à l’appartenance des biens litigieux au domaine public communal. Il observe, enfin, que la commune semble se contredire dans sa demande lorsqu’elle tente de justifier l’urgence et l’utilité de la mesure d’expulsion du domaine public à travers sa ferme volonté de vendre à un acquéreur qui s’était manifesté à cette fin ; lequel lui avait, de surcroît, remis une lettre d’intention versée aux débats contentieux[27]. L’examen des clauses contenues dans le contrat litigieux et les arguments de la commune au soutien de la demande d’expulsion du cocontractant sont à rebours des règles protectrices de la domanialité publique. Nous serions en présence d’un bien du domaine public que de telles clauses n’y auraient pas leur place ou seraient, à tout le moins, assorties de quelques réserves dès la conclusion du contrat.
Par ailleurs, même si le Conseil d’État a pu juger dans une décision analogue qu’une commune, qui fait l’acquisition d’un immeuble sur lequel elle fait ensuite réaliser des travaux en vue de l’aménager et de l’exploiter en gîte rural, doit être regardée comme ayant affecté cet immeuble au service public de développement économique et touristique[28], il n’en va pas ainsi nécessairement de toutes les interventions économiques d’une commune. C’est d’autant plus significatif qu’à l’occasion de la décision Commune de Mantes-la-Jolie, qui reçut les honneurs du recueil Lebon contrairement à la décision Commune de Saint-Denis de la Réunion, les juges du Palais-Royal soutenaient que « si la construction d’ateliers-relais par une commune a pour objet de favoriser son développement économique en complétant ses facultés d’accueil des entreprises et relève donc d’une mission de service public, cette circonstance ne suffit en revanche pas à faire regarder ces ateliers, qui ont vocation à être loués ou cédés à leurs occupants, comme étant affectés, une fois construits, à un service public et, sous réserve qu’ils aient fait l’objet d’un aménagement spécial, à les incorporer de ce seul fait dans le domaine public de la commune »[29].
La décision commentée s’inscrit à n’en pas douter dans cette mouvance jurisprudentielle. En effet, si pour qualifier le contrat litigieux de contrat administratif, les parties au contrat de crédit-bail soutenaient que la commune agissait dans le cadre des actions de développement économique qu’elle mène sur son territoire, en faveur de l’emploi notamment, il n’en résultait pas que l’atelier- relais aurait été affecté à un service public dont la commune aurait eu la charge ou à l’exécution duquel la société requérante aurait participé.
La décision Sté Guillet-Joguet n’aurait pas eu, du reste, toute la portée qu’on lui connaît aujourd’hui si le Tribunal des conflits s’était il y a quelques années, à l’occasion d’une affaire relative à la notion d’identité de litige en cas d’un conflit de compétences, prononcé sur l’appartenance de locaux affectés à une pépinière d’entreprises[30]. L’intérêt étant de savoir si ces locaux devaient suivre le même régime juridique que les ateliers-relais ou, au contraire, celui des immeubles servant aux contrôles techniques des véhicules[31]. Il faut, quoi qu’il en soit, espérer que la mise en cohérence dont la décision commentée est porteuse soit pérenne. On éviterait ainsi des contrariétés jurisprudentielles qui ne plaident pas toujours en faveur de l’acceptabilité des décisions de justice par les justiciables.
[1] V. sur ce point Philippe YOLKA, « Retour à l’orthodoxie : l’incorporation d’un atelier-relais communal dans le domaine public est illégale », JCP A, 2023, n° 45, p. 1200.
[2] CE, 26 mars 2008, Commune de Saint-Denis de La Réunion c/ Sté Lucofer, n° 298033.
[3] V. notamment CE, 3e et 8e ss-sect. réunies, 11 juin 2004, Commune de Mantes-la-Jolie, n° 261260, Lebon, p. 249 ; JCP A, 2005, p. 1215, étude Philippe YOLKA ; CAA Nantes, 20 juin 2019, SAS CIDE, n° 18NT01536 ; CAA Bordeaux, 20 novembre 2008, Sté aveyronnaise de fabrication industrielle de parquets, n° 07BX00046 et CAA Lyon, 9 juillet 2008, Communauté d’agglomération de Montluçon, n° 05LY01207.
[4] Philippe YOLKA, « Retour à l’orthodoxie : l’incorporation d’un atelier-relais communal dans le domaine public est illégale », op. cit., p. 1200 ; V. également Mathieu TOUZEI-DIVIA, « Terrains hors de la domanialité publique malgré les tentatives superficielles de son propriétaire », JCP A, 2023, n° 45, act. 1112.
[5] CE, 26 mars 2008, Commune de Saint-Denis de La Réunion c/ Sté Lucofer, n° 298033.
[6] CE, 17 janvier 1923, Ministre des travaux publics et Gouverneur général de l’Algérie c/ Société Piccioli frères, Rec., p. 44.
[7] CE, 28 juin 1935, Marécar, S. 1937, 3, p. 43.
[8] CE, Sect., 19 octobre 1956, Société Le Béton, RDP, 1957, p. 310.
[9] Jacqueline MORAND-DEVILLER, Pierre BOURDON et Florian POULET, Droit administratif des biens, LGDJ, 11e éd., 2020, p. 45.
[10] CE, Ass., 11 mai 1959, Dauphin, Rec. p. 294
[11] Cité par Jacqueline MORAND-DEVILLER, Pierre BOURDON et Florian POULET, Droit administratif des biens, op. cit., p. 48.
[12] CE, 15 juin 1932, Dame veuve Lafitte et Sieur Vignes L., n° 87470 et 88124, Lebon, p. 587 ; CE, Sect., 21 décembre 1956, SNCF c/ épx Giraud, Lebon, p. 492 ; CE, Sect., 20 juin 1958, Dame Prache, Lebon, p. 366
[13] V. Marceau LONG, concl. sur CE, 9 mai 1958, Delort, AJDA, 1959, p. 331.
[14] Jacqueline MORAND-DEVILLER, Pierre BOURDON et Florian POULET, Droit administratif des biens, op. cit., p. 128.
[15] CE, 5 décembre 2016, Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres, n° 398659.
[16] Cité par Philippe YOLKA, « Sur la nature juridique du classement dans le domaine public artificiel », JCP A, 2009, n° 8, p. 2035.
[17] Ibid.
[18] Sur l’importance de ces réunions informelles voir Daniel LABETOULLE, « Une histoire de troïka », in Mélanges en l’honneur de Louis Dubouis, Dalloz, 2002, p. 83 ; Sur la cohérence des décisions du juge administratif en particulier, v. Florian POULET, « L’organisation du procès administratif », AJDA, 2023, p. 2266.
[19] CE, 26 mars 2008, Commune de Saint-Denis de La Réunion c/ Sté Lucofer, n° 298033, JCP A, 2009, p. 2035, note Philippe YOLKA ; AJDA 2008, p. 1223 ; RDI 2008, p. 443, note Norbert FOULQUIER ; V. aussi, CAA Bordeaux, 19 février 2015, SARL Marcel Fo- Yam et a, n° 13BX01298, JCP A, 2016, p. 2122, n° 25, obs. Jean-Christophe VIDELIN.
[20] Philippe YOLKA, « Sur la nature juridique du classement dans le domaine public artificiel », op. cit., p. 2035.
[21] Victor ROMAIN, « Le classement tardif d’un atelier-relais dans le domaine public communal ne suffit pas à justifier la compétence du juge administratif des référés pour ordonner l’expulsion de ses occupants – Commentaire avec conclusions du rapporteur public », JCP A, 2023, n° 50, p. 2378.
[22] Philippe YOLKA, « Sur la nature juridique du classement dans le domaine public artificiel », op. cit., p. 2035
[23] Norbert FOULQUIER, « L’utilité enfin reconnue de l’acte de classement ou les vertus de la sécurité juridique », RDI, 2008, p. 443.
[24] CE, Ass., 24 mars 2006, Société KPMG et autres, n°288460.
[25] Philippe YOLKA, « Retour à l’orthodoxie : l’incorporation d’un atelier-relais communal dans le domaine public est illégal », op. cit., p. 1200.
[26] V. les articles L. 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) et L. 1311-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT).
[27] Victor ROMAIN, « Le classement tardif d’un atelier-relais dans le domaine public communal ne suffit pas à justifier la compétence du juge administratif des référés pour ordonner l’expulsion de ses occupants – Commentaire avec conclusions du rapporteur public », JCP A, 2023, n° 50, p. 2378.
[28] CE, 8e et 3e ss-sect. Réunies, 25 janvier 2006, Commune de Souche c/ Claite, n° 284878, Lebon T., 743-756-862-1021, JCP A, 2006, act. 117, obs. Marie-Christine ROUOLT.
[29] CE, 3e et 8e ss-sect. Réunies, 11 juin 2004, Commune de Mantes-la-Jolie, n° 261260, Lebon, p. 249, JCP A, 2005, p. 1215, étude Philippe YOLKA.
[30] TC, 6 juillet 2015, Métropole Rouen Normandie, n° 4011 ; V. aussi Élise LANGELIER, « Notion d’identité de litige lors d’un conflit de compétence », JCP A, 2015, act. 660.
[31] V. l’article 2 de l’ordonnance n° 2004-825 du 19 août 2004 relative au statut des immeubles à usage de bureaux et des immeubles dans lesquels est effectué le contrôle technique des véhicules et modifiant le code du domaine de l’État (partie législative).
]]>Le 11 octobre dernier, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État a rejeté au fond l’action de groupe que six associations avaient introduite devant lui aux fins d’obtenir qu’il soit enjoint à l’État de faire cesser la « pratique généralisée de contrôles d’identité discriminatoires par les forces de police et de gendarmerie ciblant les personnes présentant des caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée », plus communément appelés « contrôles au faciès ». Nul doute que les différents aspects de cette décision, ainsi que des riches conclusions l’accompagnant[1], seront plus longuement et bien mieux commentés ailleurs et par d’autres. Qu’il soit ainsi permis de n’en faire qu’une présentation réductrice en s’intéressant à son volet sans doute le moins passionnel, mais non moins passionnant, à savoir le cadre procédural dans lequel elle fut rendue.
C’est effectivement la première fois que la plus haute juridiction administrative, et qui plus est sa formation la plus solennelle, s’est prononcée sur les conditions d’exercice de cette nouvelle forme d’action collective qu’est l’action de groupe et, plus précisément, de la procédure générale d’action de groupe en matière de lutte contre les discriminations qui est organisée par l’article 10 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations ainsi que par les dispositions du code de justice administrative introduites par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle afin d’offrir un « cadre commun » aux différentes procédures d’actions de groupe ouvertes devant les juridictions administratives[2]. L’action qui fut utilisée en l’espèce dispose de deux objets, indemnitaire et injonctif, pouvant être utilisés de façon cumulée ou séparée. Elle est censée permettre à une poignée d’associations de saisir le juge administratif ou judiciaire afin qu’il constate qu’une même personne a fait subir une discrimination directe ou indirecte fondée sur le même motif à un groupe de personnes physiques et ainsi obtenir, sans accord préalable de leur part, la réparation des préjudices qu’elles ont subis mais aussi, ce qui était seulement demandé ici, la cessation du manquement que représente cette discrimination.
Sachant que sa décision serait donc pionnière en la matière, l’Assemblée du contentieux en a profité pour consacrer huit considérants au « cadre juridique applicable à l’action de groupe » et, en réalité, surtout si ce n’est exclusivement à l’action de groupe en cessation. La densité et la lourdeur du cadre destiné à accueillir les futures actions de groupe interrogent – voire inquiètent – alors autant que la superficialité et la légèreté du raisonnement suivi par l’Assemblée du Conseil d’État pour statuer sur la recevabilité de l’action dont elle était saisie. En effet, si l’échec de cette action – qui était tout de même pendante depuis juillet 2021 – était prévisible dans la mesure où la plupart des mesures réclamées par les associations requérantes invitaient le juge à s’engager sur un chemin miné d’actes de gouvernement, il était en revanche surprenant que la solution ne fût pas plus expéditive. Non seulement en raison des problèmes de compétence, qui ne furent véritablement abordés qu’au stade de l’appréciation de son bien-fondé, mais aussi en raison des conditions de recevabilité qui viennent encadrer l’usage de cette nouvelle voie de droit et, en particulier, de la plus rigoureuse d’entre elles qui est la limitation temporelle posée en 2016 pour l’usage d’une partie des procédures d’actions de groupe devant les juridictions administratives et judiciaires.
Cette décision ressemble ainsi moins à une libération, même conditionnelle, pour l’action de groupe qu’à un transfert de prison puisque la souplesse de son appréciation, sans doute intéressée, de la limitation temporelle posée par le législateur (I) est immédiatement compensée par la rigidité du cadre jurisprudentiel dans lequel il essaye d’enserrer cette nouvelle voie de droit (II).
Alors même qu’il n’y avait raisonnablement rien à attendre de l’examen au fond de la requête, la décision du Conseil d’État parvient à décevoir s’agissant de l’examen de sa recevabilité. Préférant visiblement fermer les yeux sur les problèmes que pouvaient poser cette action, le Conseil d’État a effectivement perdu une occasion de marquer enfin les bornes temporelles d’une partie des procédures d’actions de groupe appartenant au cadre commun applicable devant les juridictions administratives (A) et d’expliciter clairement comment le cadre législatif applicable aux actions de groupe peut accueillir des actions mettant en cause des manquements qui présentent une dimension « systémique » (B).
Pourtant conscient que l’action de groupe générale en matière de lutte contre les discriminations est notamment soumise à la limitation temporelle posée par le II de l’article 92 de loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 (1), le Conseil d’État n’a pas daigné préciser la date couperet qu’elle contient et semble même l’ignorer (2).
Il faut tout d’abord relever que le Conseil d’État a expressément étendu aux actions de groupe ayant seulement pour objet la cessation d’un manquement cette condition de recevabilité formelle, apparue avec l’action de groupe en matière de consommation et de concurrence dont l’objet est exclusivement indemnitaire, qui impose aux groupements demandeurs de motiver leurs requêtes par l’atteinte à des intérêts personnels homogènes, motivation qui se matérialise par la présentation de « cas individuels » lors de l’introduction de l’action. Cette extension, qui est loin d’être neutre pour l’utilité de l’action de groupe[3], n’était toutefois pas si évidente que cela. En effet, même si la rédaction des dispositions du cadre commun ou celles des dispositions propres à cette action de groupe ne font apparemment pas varier les conditions d’introduction de l’instance en fonction de l’objet de l’action, il faut se rappeler que cette condition de recevabilité n’est apparue dans les dispositions propres à l’action de groupe en matière de protection des données personnelles qu’à partir du moment où elle s’est vue aussi reconnaître un objet indemnitaire ce qui pouvait laisser penser que le législateur en 2016 avait entendu en exempter les actions de groupe en cessation « sèches ».
Ensuite, ce qui était plus prévisible, il apparaît que les « cas individuels » présentés doivent être nominatifs, circonstanciés et que les lésions aux intérêts personnels qu’ils donnent à voir soient postérieures à la date retenue par le II de l’article 92 de loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 pour délimiter sur le plan temporel les manquements ou les faits générateurs qui, étant à leur origine, sont susceptibles être visés par certaines des actions de groupe que cette loi mit en place. En effet, afin de rassurer les potentiels défendeurs et leurs assureurs, le législateur a posé en 2016 une limitation temporelle à l’applicabilité d’une partie de ces actions, dont celle générale en matière de lutte contre les discriminations[4], en excluant qu’elles puissent être mises en œuvre, aussi bien dans leur volet indemnitaire qu’injonctif, s’agissant de faits générateurs ou de manquements antérieurs à « l’entrée en vigueur de la présente loi ». Cette disposition scélérate destinée à brider ce nouveau « véhicule procédural »[5] avait jusqu’alors fait l’objet d’une interprétation aussi rigoureuse que surprenante de la part des quelques juridictions judiciaires et administratives saisies d’actions de groupe en matière de lutte contre les discriminations et, plus précisément, des actions spéciales en matière de lutte contre les discriminations imputables à un employeur.
Ces interprétation étaient effectivement rigoureuses car il apparaissait qu’il importe peu que le manquement ou le fait générateur litigieux apparu avant cette date couperet continue à produire des effets par la suite comme le montrent les décisions rendues par le tribunal judiciaire de Paris dans l’affaire Safran Aircraft Engines[6] et par les juridictions administratives lyonnaises dans l’affaire Syndicat de personnel d’encadrement de la Ville de Lyon[7]. Elles étaient néanmoins aussi surprenantes puisque le tribunal judiciaire de Paris présenta alors cette disposition comme une application du principe de non-rétroactivité des lois posé par l’article 2 du code civil, en dépit de la neutralité de ces dispositions procédurales sur le droit substantiel applicable[8], et, dans l’affaire Syndicat de personnel d’encadrement de la Ville de Lyon, la rapporteure publique en première instance vit dans son application un motif de rejet au fond de la requête conduisant à se prononcer sur l’extinction d’un droit de créance des personnes défendues qui peuvent pourtant toujours agir à titre individuel[9].
L’interprétation des dispositions posant cette condition de recevabilité est alors moins évidente qu’il n’y paraît. Il est en effet seulement question de « l’entrée en vigueur de la présente loi ». Or les différentes dispositions contenues dans la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 avaient des dates d’entrée vigueur variables[10].
Que faut-il donc entendre par « loi » au sens et pour application de ce II de l’article 92 ? S’agit-il de l’ensemble des dispositions législatives contenues dans ce texte ou bien seulement d’une partie d’entre elles et, le cas échant, lesquelles ? En prêtant un minimum de rationalité au législateur, il conviendrait de se tourner vers les dispositions relatives à l’action de groupe et qui, apparaissant en elles-mêmes difficilement applicables, ne pouvaient décemment entrer en vigueur qu’au moment de l’entrée en vigueur du décret n° 2017-888 du 6 mai 2017 qui fut pris pour leur application et publié au Journal officiel du 10 mai 2017[11].
Il est toutefois difficile de savoir si c’est cette dernière option interprétative qui fut retenue dans l’arrêt du 11 octobre 2023. En effet, cette date d’entrée en vigueur n’est mentionnée ni dans la motivation de l’arrêt[12], ni dans les conclusions. Ces dernières semblent néanmoins retenir une date antérieure à celle de l’entrée en vigueur du décret de mai 2017 puisqu’au moment de démontrer le respect de la condition formelle de recevabilité précédemment évoquée elles se contentent d’évoquer le cas d’un contrôle d’identité effectué en mars 2017[13].
A l’interrogation initiale sur la date couperet du II de l’article 92 en succèdent donc d’autres : les conclusions furent-elles suivies sur ce point par la formation de jugement ? Quelle date antérieure à l’entrée en vigueur du décret du 6 mai 2017 faut-il alors retenir pour apprécier le respect de cette limitation temporelle ? Faut-il interpréter « la loi » mentionnée au II de l’article 92 comme une référence aux dispositions de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle qui sont entrées en vigueur dès le lendemain de sa publication au Journal officiel indépendamment du lien qu’elles peuvent entretenir avec la procédure d’action de groupe ? Faut-il considérer que les dispositions du décret du 6 mai 2017 n’étaient finalement pas nécessaires pour que les dispositions législatives relatives à la procédure d’action de groupe pussent entrer en vigueur ? L’arrêt d’Assemblée du 11 octobre 2023 nous apprend-il que le vénérable article 1er du code civil a été implicitement abrogé par cet obscur II de l’article 92 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle ?
Autant de questions vertigineuses dont la réponse importe finalement peu au regard des conditions dans lesquelles le Conseil d’État a apprécié le respect de cette limitation et qui donne de toute façon aux futurs requérants les moyens de la contourner. En effet, une fois armé – ou non – de la date d’entrée en vigueur mentionnée au II de l’article 92, il convient de situer par rapport à elle le manquement ou – dans le cadre d’une action en responsabilité – le fait générateur unique dont procèdent les multiples atteintes individuelles aux personnes appartenant au groupe que l’association requérante prétend défendre. Ce sont alors les dispositions propres aux différentes actions de groupe qui donnent les catégories de manquements ou de faits générateurs admissibles. Il s’agissait donc ici de trouver le manquement à l’origine des discriminations directes subies par les personnes mentionnées dans la requête des associations requérantes qui constituent elles-mêmes des manquements aux dispositions de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008. Or, le manquement unique, commun et originel visé par les associations requérantes n’était en réalité ni facile à identifier, et par là même à dater, ni même à rattacher aux manquements visés par les dispositions de l’article 10 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, à savoir une « discrimination directe ou indirecte » « fondée sur un même motif et imputable à une même personne ».
Pour obtenir le prononcé d’injonctions permettant de faire cesser les contrôles d’identité au faciès opérés par des agents de l’État, les associations requérantes ne se contentaient pas d’évoquer l’existence de cette pratique discriminatoire qu’elles présentaient comme « générale » et « systémique », elles évoquaient aussi « l’inaction » de ce même État face à elle. Ce faisant, il y avait en réalité deux manquements qui étaient certes de nature différente mais liés entre eux puisque l’inaction apparaît alors comme l’accessoire de la pratique discriminatoire et, surtout, qui étaient imputables in fine à la même personne publique et concernaient le respect d’obligations posées a priori par les mêmes normes. Autrement dit, il s’agissait d’obtenir du juge administratif qu’il fît cesser l’inaction de l’État, en tant que responsable notamment de l’organisation du service public de la justice judiciaire, à prévenir des pratiques qui sont susceptibles d’entraîner sa condamnation devant les juridictions judiciaires au titre du fonctionnement de ce service public. Ces circonvolutions imposaient donc au Conseil d’État de procéder en deux temps pour apprécier le respect de la condition temporelle de recevabilité. En effet, il ne devait pas seulement considérer « l’inaction » qui constituait en réalité le manquement visé par l’action en cessation (2), il devait nécessairement s’intéresser auparavant à la « discrimination systémique » alléguée dont cette inaction constituait l’accessoire (1). Pour percer cet épineux problème de l’origine commune des discriminations individuelles présentées par les associations dans leur requête, la formation de jugement fit alors usage d’un rasoir d’Ockham à deux lames qui irritera sans doute les peaux les plus sensibles aux conditions législatives de recevabilité mais permettra au moins de libérer en partie l’action de groupe du carcan de l’article 92, du moins si l’on prend au sérieux la désinvolture de son raisonnement sur la question.
Le manquement principal évoqué par les associations requérantes n’était pas présenté comme une discrimination « directe » ou « indirecte », ainsi que l’exigent les termes de la loi de 2008, mais comme une forme de discrimination « systémique ». Afin d’apprécier l’existence, et éventuellement dater, ce manquement principal, encore faut-il pouvoir le définir et, à ce titre, on ne saurait se contenter de la présenter comme une discrimination procédant d’un « Système ». En effet, la circularité d’une telle définition offre sans doute un dessous de verre élégant pour orner des discussions de comptoir mais n’est guère opératoire pour apprécier le respect de conditions de recevabilité.
Fort heureusement, il est possible de compter sur le Défenseur des droits qui intervint dans cette affaire comme amicus curiae à la demande du Conseil d’État. En effet, dans ses différents avis et observations, notamment devant le tribunal judiciaire de Paris dans l’affaire précédemment évoquée, le Défenseur des droits ne cesse de présenter les procédures d’action de groupe comme un levier de reconnaissance des discriminations « systémiques » et de lutte contre celles-ci, quitte alors à surévaluer quelque peu la portée du dispositif et risquer d’effrayer des juridictions qui, comme dans l’affaire Safran Aircraft Engines, verraient ainsi se changer devant elles une réforme du droit procédural en réforme du droit substantiel en partie grâce à la magie du verbe de certains requérants et de cette sainte institution administrative et, par là même, fournir des arguments aux défendeurs qui voudraient s’en protéger en faisant appel au principe de non-rétroactivité de la loi. Peu échaudé visiblement par ce précédent et à l’idée de passer du statut d’ami de la cour à celui d’ennemi de l’action, le Défenseur des droits a repris pour partie le contenu de ses précédentes observations dans lesquelles il est alors possible de trouver une définition de la discrimination systémique. Il apparaît alors en substance qu’elle se présente comme un ensemble de discriminations – directes comme indirectes – affectant une catégorie de personnes qui procède d’un ensemble de facteurs pouvant eux-mêmes entretenir des rapports entre eux[14]. C’est d’ailleurs peu ou prou la définition qui se dégage des conclusions de la rapporteure publique lorsqu’elles font référence à la notion de « pratiques administratives » dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour l’illustrer[15]. En revanche, le Conseil d’État, peu sensible apparemment à l’entreprise de promotion notionnelle des requérants et du Défendeur des droits, semble avoir voulu se prémunir contre cette contagion sémantique en confinant cet adjectif entre des guillemets dans les motifs de sa décision et évoquer plutôt un manquement « structurel », ce qui les prive sans doute d’une victoire symbolique mais substantiellement revient au même.
Ce n’est alors pas l’absence de manquement qui pose un problème au regard de la rédaction du II de l’article 92 mais plutôt le trop-plein. Le cadre posé par cet article et calibré par l’usage du singulier apparaît effectivement trop étroit pour accueillir le caractère multifactoriel de cette discrimination. Il impose de simplifier le phénomène en faisant le tri dans ce canevas de manquements pour isoler une tête de réseau, ce qui serait alors possible en s’adossant à ce « système » organisé, en principe familier au juge – et d’ailleurs lui-même discriminatoire au sens premier du terme – que constitue l’ordre juridique. En faisant passer cette notion « issue des sciences sociales »[16] sous les fourches caudines d’un juridisme étroit, il serait alors possible d’isoler le niveau normatif auquel se situe la clef de voûte du système discriminatoire et d’ailleurs d’apprécier par la même occasion la compétence du juge pour la faire cesser. Dans le cas présent, cela revenait à rechercher une disposition ou bien des dispositions ayant trait à l’organisation du service public judiciaire dont l’application aurait pu conduire aux manquements constatés par les juridictions judiciaires dans le cadre de son fonctionnement.
Néanmoins, le caractère multifactoriel de la discrimination alléguée préoccupa visiblement moins le Conseil d’État que le terme employé pour la désigner puisqu’à aucun moment, que ce soit dans la motivation de l’arrêt ou même dans les conclusions, l’origine de ce système discriminatoire ne fut recherchée, ni a fortiori datée. Cette question ne fut finalement abordée que façon allusive dans l’une des fins de non-recevoir soulignant que les manquements à l’origine des lésions individuelles n’étaient pas imputables à une seule personne comme l’exigent les dispositions propres à l’action de groupe générale en matière de lutte contre les discriminations. La formulation de cette fin de non-recevoir peut alors étonner puisque les juridictions judiciaires ont bien réussi à imputer ces fautes de service commises par des fonctionnaires de police à une seule personne : l’État. Elle fut alors écartée par le Conseil d’État au motif que ce n’étaient pas ces manquements qui étaient visés par l’action en cessation, mais le manquement accessoire « qui résulterait d’une inaction de l’État » à les faire cesser[17].
En effet, n’ayant pu mettre la main sur une disposition encore en vigueur en droit français dont l’objet ou l’effet aurait pu faire passer les lois d’apartheid pour des édits de tolérance, les associations requérantes s’étaient concentrées, de façon plus judicieuse, sur la carence de l’État en présence de telles pratiques. Cela restait néanmoins audacieux et ne permettait pas de résoudre le problème de recevabilité.
Cela restait audacieux car, pas plus que la « discrimination systémique », « l’inaction » n’est mentionnée, au moins explicitement, par l’article 10 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 et ne peut donc en principe constituer le « manquement » requis pour apprécier le respect de la condition posée par le II de l’article 92 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016. Certes, les dispositions du cadre commun ne permettent d’obtenir du juge qu’il enjoigne au défendeur de cesser lui-même un manquement qui lui est imputable mais aussi de faire cesser celui commis par autrui. Toutefois, dans cette configuration, par ailleurs un peu artificielle ici au regard des données de l’espèce, rien n’interdisait de penser que c’était tout de même la date de naissance du manquement à faire cesser qu’il convient de considérer et non celui qui consisterait à ne pas le faire cesser. En outre, le choix de ne considérer ainsi que l’inaction, et de l’intégrer par là même aux manquements évoqués par II de l’article 92 pour l’appréciation de la recevabilité de l’action, n’est pas suffisant pour se désintéresser totalement des problèmes que peut poser l’appréhension de la discrimination systémique alléguée. Sans aller jusqu’à considérer que les deux manquements sont synchronisés, force est de constater que l’identification, et par là même la datation, du manquement accessoire reste bien dépendante pour partie de celle du manquement principal à plus forte raison lorsque, comme c’était le cas ici, est en cause l’effectivité des mêmes normes.
Il était sinon possible de considérer que cette inaction est en elle-même constitutive de l’une des discriminations visées par la loi de 2008. C’est semble-t-il la voie qu’emprunta la rapporteure publique dans ses conclusions lorsqu’elle estima que le fait de ne pas prévenir le risque de subir un contrôles au faciès peut contribuer à une forme de « harcèlement discriminatoire », c’est-à-dire à une espèce de pratique discriminatoire prohibée par les dispositions de la loi de 2008 telles qu’interprétées à l’aune des directives anti-discriminations, elle-même à l’origine d’une forme de préjudice continu d’anxiété[18]. Une telle solution est alors plus respectueuse de la lettre du cadre procédural mais elle ne règle que la moitié du problème puisqu’il reste encore à dater ce manquement qui conserve toujours un caractère accessoire par rapport à l’existence du système rendant probable ces contrôles d’identité discriminatoires dont il s’agit de se prémunir.
Loin de conduire à la condensation du manquement principal qui resta finalement à l’état gazeux, l’appréciation de ce manquement accessoire rajouta une couche sur l’écran de fumée. En effet, non seulement ledit manquement présente aussi un caractère « systémique » ou plutôt« structurelle » selon les termes du Conseil d’État, mais sa formulation négative semble le rendre encore plus évanescent. Il ne fut alors pas plus ciblé que le manquement principal au moment de l’appréciation de la recevabilité de l’action. Quant à la dimension temporelle de l’inaction, elle ne fut en réalité abordée, dans les conclusions de la rapporteure publique ainsi que dans la motivation de la décision, que pour souligner son caractère « continu ». Il ne s’agissait toutefois pas de s’interroger sur la recevabilité de l’action au regard des dispositions du II de l’article 92 mais d’écarter une autre fin de non-recevoir soulevée en défense et soulignant que le manquement à faire cesser aurait disparu en même temps que les effets que pouvaient produire les contrôles d’identité litigieux. Surtout, à aucun moment, la date de commencement de ce manquement continu ne fut évoquée, ni même tout simplement son identification envisagée.
Pourtant, là encore, s’il était sans doute difficile de saisir et de dater le commencement d’un tel manquement, cela ne semblait pas impossible. Après tout, le gardien des deniers publics ne manque pas d’imagination lorsqu’il s’agit de déterminer une année de rattachement pour les créances indemnitaires que de tels manquements peuvent faire naître. Surtout, le gardien de la légalité administrative a montré qu’il était tout à fait apte à identifier, par exemple, le moment à partir duquel un acte règlementaire devient illégal et rien ne semble s’opposer à la transposition d’un tel raisonnement face à de tels manquements. En effet, quitte à faire preuve ici d’un normativisme un peu obtus, qu’il soit permis de trouver que l’opposition entre le contrôle de la légalité de l’action administrative et celui de l’inaction « systémique » ou « structurelle » de l’administration conduisant à évaluer l’efficacité de politiques publiques n’est pas plus convaincante que celle entre les contentieux « objectifs » et « subjectifs » dans la mesure où tout contrôle – par définition – implique de procéder à une évaluation et que l’efficacité en question est toujours appréciée par rapport à des obligations légales. Sans doute eût-il été alors envisageable de dater le manquement accessoire visé par les associations en considérant notamment la date à compter de laquelle seraient entrées en vigueur les normes faisant peser sur les pouvoirs publics mis en cause cette obligation de faire cesser quitte ensuite à le désynchroniser avec le manquement principal, non pas en dissociant artificiellement les normes interdisant de procéder à des contrôles au faciès et celles imposant de les faire cesser ou les personnes qui y sont soumises, mais en appréciant l’existence d’une carence fautive à partir de la « grille » synthétisée par la rapporteure publique dans ses conclusions et reprise ensuite par l’Assemblée. Une telle analyse permettrait aussi d’apprécier le niveau normatif pertinent pour mettre fin à cette inaction et, par là même, la compétence du juge pour connaître de l’action de groupe en cessation.
Il reste que l’Assemblée du contentieux ne daigna pas faire cet effort d’identification et de datation du manquement visé par l’action de groupe que ce soit au moment d’apprécier sa compétence et la recevabilité de l’action – ce qu’elle aurait pourtant dû faire d’office – ou même lors du règlement de l’affaire au fond. Obnubilée par la volonté de se prononcer sur la question des contrôles au faciès ou effrayée par l’aspect ectoplasmique des manquements invoqués, elle ne s’est d’ailleurs pas plus embarrassée de la volonté du législateur que de l’ordre d’examen des questions contentieuses en n’abordant seulement au stade de l’appréciation du bien-fondé de l’action les problèmes de compétence que posait le contenu d’une partie des mesures demandées par les associations requérantes.
L’arrêt du 11 octobre 2023 offre ainsi aux groupements attributaires de la qualité pour agir dans les actions de groupe une formidable voie de contournement de la condition posée par le II de l’article 92 en présence de manquements avec un effet continu qui leur avait été refusée par le tribunal judiciaire de Paris dans l’affaire Safran Aircraft Engine et les juridictions administratives lyonnaises dans l’affaire Syndicat de personnel d’encadrement de la ville de Lyon.
Ainsi, pour prendre une situation similaire à celle dont les juridictions lyonnaises avaient eu à connaître, c’est-à-dire en présence de discriminations provoquées par l’illégalité d’un règlement encore en vigueur, il conviendrait de ne pas viser le manquement constitué par cette illégalité si jamais cette dernière est antérieure à la date visée par le II de l’article 92 mais d’aller chercher ce manquement accessoire qui consiste pour l’administration à ne pas laisser inappliqué un règlement illégal. Autant d’ailleurs éviter cette distinction artificielle entre « action » et « inaction » et ne considérer que l’effet continu du manquement ou du fait générateur, en réalité indépendant de sa forme, suffit pour neutraliser les inconvénients du II de l’article 92. Celui-ci devrait donc désormais être interprété comme permettant l’exercice d’actions de groupe tendant à la cessation de manquements ou à la réparation des préjudices découlant de faits générateurs qui, bien qu’ayant commencé à produire des effets avant cette date couperet – et toujours inconnue – de l’entrée en vigueur, continuent à en produire ensuite. Dans le cadre des actions de groupe à objet indemnitaire, il ne serait même pas obligatoire qu’ils continuent à en produire à la date à laquelle le juge statue mais seulement que subsistent les préjudices qu’il a provoqués. Dans le cas contraire, ce serait offrir une prime à la reformulation voire à la non-motivation des requêtes qui ne serait pas cohérente avec l’objectif, exprimé par la rapporteure publique dans ses conclusions et repris visiblement à son compte par l’Assemblée du contentieux, d’éviter les détournements de la procédure d’action de groupe.
Tous les futurs utilisateurs des procédures d’action de groupe soumises à cette condition de recevabilité temporelle devront donc bénéficier devant les juridictions administratives des largesses interprétatives dont l’Assemblée du contentieux fit preuve dans sa décision du 20 octobre dernier, même lorsqu’ils n’inviteront pas le juge à se prononcer sur des sujets de société aussi brûlants que peuvent l’être les contrôles d’identité au faciès. En effet, personne ne peut penser que le Conseil d’État soit capable de passer ainsi par pertes et profits la volonté du législateur – aussi inique puisse-t-elle sembler – au motif que « l’émotion dépasse les règles juridiques » pour reprendre les déclarations d’un ancien ministre de l’Intérieur au sujet des manifestations s’étant déroulées après l’affaire « George Floyd »[19] ou encore parce qu’il serait vital pour l’institution qu’elle pût aussi faire entendre sa partition avant que la question n’arrive sur la scène européenne[20]. Ce serait effectivement pousser un peu loin la communion de pensée avec l’administration active ou considérer que la formation la plus solennelle de la plus haute juridiction administrative traite parfois avec un peu trop de légèreté son office juridictionnel et jurisprudentiel.
Les perspectives ouvertes par l’appréciation superficielle de la condition temporelle de recevabilité dans cet arrêt du 11 octobre 2023 n’apparaissent pas très réjouissantes en chaussant les lunettes du Conseil d’État. Elles offrent effectivement une vision un peu déformée de l’action de groupe qui se trouve réduite à sa vocation indemnitaire (A), vocation indemnitaire qui serait elle-même réduite, selon la rapporteure publique, à la mise en œuvre de la responsabilité pour faute (B).
Dans sa description du « cadre juridique applicable à l’action de groupe », le Conseil d’État ne s’est pas contenté de faire rentrer dans le rang l’action en cessation. Il a aussi veillé à ce qu’elle ne puisse toiser les voies de droit plus anciennes l’environnant ce qui n’a pas seulement pour effet de préserver le relief que sa propre jurisprudence a pu leur donner (1), mais en donne aussi à la vocation indemnitaire de cette nouvelle forme d’action collective qui semble être la seule digne d’intérêt à ses yeux (2).
Le message de l’Assemblée du contentieux est clair sur au moins un point : l’action de groupe en cessation, pas plus les autres voies de droit, ne permet d’obtenir du juge qu’il se substitue aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou qu’il leur enjoigne de le faire. Il semble alors adressé à ces requérants, généralement des associations, qui voyant dans l’action en justice la continuation de la politique par d’autres moyens semblent attendre du juge plus une dissertation qu’une décision de justice et se servent des procédures d’astreintes pour transformer l’actualité juridico-politique en une série à gros budget – public – dont l’inaction de l’État est l’héroïne principale. La décision de l’Assemblée du contentieux n’apparaît toutefois pas seulement comme une réaction face à ce risque de dévoiement de l’action en justice, mais semble aussi destinée à prévenir le délaissement de cette voie de recours de fabrication prétorienne : le recours pour excès de pouvoir.
Certes, il était entendu que les lois sur l’action de groupe ne permettraient pas de bouger les lignes jurisprudentielles ayant tracé le champ de compétence du juge administratif dans les contentieux de la carence de l’État. Il était toutefois possible de se demander si cette action, en permettant de saisir le juge du fond de conclusions principales aux fins d’injonctions, ne permettrait pas de dépasser les quelques limites pouvant encore apparaître ici et là dans la jurisprudence sur les contentieux de la carence administrative en raison tant des limites inhérentes à l’office des juges des référés que du caractère accessoire des injonctions dans le contentieux de l’excès de pouvoir et le plein contentieux indemnitaire. Il n’était même pas non plus certain que les rigidités procédurales de l’action de groupe suffiraient à convaincre les quelques groupements admis à l’utiliser de lui préférer le recours pour excès de pouvoir dans le cadre de leurs stratégies contentieuses. En effet, l’évocation dans un communiqué de presse de cette dernière voie de recours – aussi vénérable soit-elle pour les administrativistes – trouvera toujours moins d’écho que l’action de groupe auprès du grand public tant que Netflix n’aura pas décidé d’adapter à l’écran les aventures du Huron. Cette banalisation de l’action de groupe en cessation à laquelle procède le Conseil d’État dans l’arrêt du 11 octobre 2023 permet ainsi de préserver l’éclat de ses récentes audaces jurisprudentielles en la matière. C’est pourquoi, il faut peut-être aussi lire en filigrane dans sa décision un rappel à l’adresse des requérants – qui voudraient obtenir du juge un résultat au moins aussi décevant sans avoir à démarrer cette imposante machine procédurale – que « ses » étoiles brillent encore et que ce n’est certainement pas l’œuvre du législateur qui pourra leur faire de l’ombre.
Les lourdeurs procédurales lestant l’action de groupe pourraient donc réduire son espérance de vie si le Conseil d’État devait l’entraîner avec lui en continuant de contempler ainsi son reflet dans sa propre jurisprudence. C’est toutefois oublier la vocation indemnitaire de l’action de groupe qui lui permet de se raccrocher aux quelques débris de l’individualisme procédural que les considérations managériales imbibant depuis quelques années cette auguste source du droit administratif ne sont pas encore parvenues à dissoudre.
Au terme de cet exercice de nombrilisme jurisprudentiel, l’utilité de l’action de groupe semble se résumer – et c’est sans doute déjà suffisant – à la possibilité qu’elle offre à quelques requérants de défendre les intérêts individuels d’un groupe de personnes sans avoir à obtenir au préalable un accord de leur part et ainsi de « déroger » au principe « Nul ne plaide par procureur » dans le sens du moins que Romieu lui avait donné dans ses conclusions sur l’arrêt Syndicat des patrons coiffeurs de Limoges du 28 décembre 1906 à partir d’une lecture en diagonal de la jurisprudence de la Cour de cassation. C’est donc la vocation indemnitaire de cette action qui, par effet contraste, ressort de cette décision pourtant consacrée à une action en cessation « sèche » et alors même que les dispositions des cadres communs ne hiérarchisent pas les deux objets potentiels de l’action voire, pour certaines des dispositions propres à une partie des actions de groupe, tendent même à subsidiariser l’objet indemnitaire[21].
L’attraction intellectuelle exercée par la vocation indemnitaire, qui transparaît d’ailleurs dans les conclusions dès la présentation du cadre procédural[22], affecte aussi les conditions d’exercice de l’action de groupe en cessation et son utilité. Elle explique sans doute pourquoi, au-delà des arguments de texte, la condition de recevabilité formelle tenant à l’obligation de présenter des « cas individuels » au soutien de la demande fut aussi naturellement étendue aux actions de groupe exercées exclusivement en cessation. Ce faisant, le Conseil d’État accepte de limiter l’effet préventif que pourrait avoir une action de groupe en cessation en ne permettant de l’utiliser que lorsqu’il sera déjà trop tard pour une partie du groupe défendable et invite finalement les groupements attributaires de la qualité pour agir à se tourner vers les procédures de référé, si l’urgence l’impose et le permet, ou au moins le recours pour excès de pouvoir qui est décidément un produit difficilement substituable sur le marché des voies de recours.
Dans le même ordre d’idées, le Conseil d’État, suivant aussi en cela les conclusions de la rapporteure publique[23], a décidé – alors que rien ne l’impose dans la loi – de faire rentrer l’action de groupe en cessation dans le moule de sa jurisprudence sur l’injonction dans le contentieux de la responsabilité extra-contractuelle en exigeant que le manquement comme les dommages en résultant n’aient pas cessé à la date à laquelle il statue. On peine toutefois à voir comment il sera alors possible d’apprécier la persistance de dommages subis par les membres du groupe défendu puisque dans le cadre des actions de groupe indemnitaires leur identité ne se révèle qu’au moment de l’exécution de la décision ayant statué sur la responsabilité. Le Conseil d’État aurait donc été plus inspiré de se tourner ici vers les dispositions législatives organisant l’action de groupe plutôt que vers sa jurisprudence ou à tout le moins de s’interroger sur la pertinence de sa transposition à cette nouvelle forme d’action collective puisqu’il n’est pas certain que la petite dernière puisse toujours se glisser facilement dans les vêtements de ses aînées dont il souhaiterait ainsi l’affubler pour réaliser quelques économies de raisonnement.
Si l’action de groupe n’est ainsi appelée à s’épanouir que dans son volet indemnitaire devant les juridictions administratives, il serait souhaitable que le Conseil d’État s’abstienne à l’avenir de la limiter aux hypothèses de responsabilité pour faute.
La question de l’applicabilité des actions de groupe dans les hypothèses de responsabilité sans faute ne fut pas tranchée par l’arrêt du 11 octobre 2023. Elle fut seulement abordée rapidement – mais fermement – dans les conclusions de la rapporteure publique à l’occasion d’une analyse des dispositions législatives du cadre commun devant les juridictions administratives[24]. Pour limiter l’action aux hypothèses de responsabilité pour faute, et par là même exclure son applicabilité aux hypothèses de responsabilité sans faute puisqu’elle semblait alors ne pas envisager d’autres causes juridiques, elle mit en avant deux obstacles qui correspondent en réalité à deux conditions différentes d’engagement de la responsabilité à savoir, d’une part, l’existence d’un « préjudice anormal et spécial » qui exclurait l’existence d’une multitude de préjudices individuels (1), et, d’autre part, la référence dans les dispositions législatives du cadre commun à un « manquement » à une obligation préalable pour désigner le fait générateur, c’est-à-dire selon elle à l’existence d’une faute de la part de la personne mise en cause (2).
Il est difficile de comprendre comment la nature du préjudice indemnisable dans le cadre d’une action en responsabilité sans faute selon les conclusions de la rapporteure publique, c’est-à-dire l’anormalité et la spécialité, pourrait constituer un obstacle à l’exercice d’actions de groupe indemnitaires dont l’objet est de faciliter l’indemnisation d’une pluralité de préjudices individuels.
En effet, d’une part, il est acquis que cette condition relative à l’existence d’un préjudice anormal et spécial n’est pas commune à l’ensemble des actions en responsabilité sans faute. D’autre part, et en tout état de cause, cette condition ne semble en rien dirimante lorsqu’elle trouve à s’appliquer sauf à confondre « spécial » et individuel ou considérer que le nombre de personnes appartenant au groupe spécialement affecté ne serait pas suffisant pour mériter l’application de ce dispositif procédural et ainsi ajouter de façon prétorienne une condition de recevabilité. Cela aurait alors pour effet de subsidiariser l’usage de l’action de groupe en matière indemnitaire, ce que n’a pas voulu faire le législateur français en permettant de défendre grâce à cette nouvelle voie de droit les intérêts d’un groupe qui serait éventuellement composé de seulement deux personnes.
Plus sérieux, en revanche, serait le second obstacle qui tient à la formulation retenue par le législateur, que ce soit d’ailleurs dans les cadres communs ou les dispositions propres aux différentes actions de groupe qui y sont ou non rattachées, pour désigner le fait générateur de la responsabilité que le volet indemnitaire des actions de groupe doit permettre de mettre en œuvre. En effet, dans toutes ces dispositions législatives, le fait générateur de responsabilité est présenté comme un manquement à une obligation conventionnelle ou légale, ce qui n’est pas sans rappeler la définition canonique de la faute en droit de la responsabilité civile comme administrative. Si le Conseil d’État devait ainsi reprendre à son compte ce raisonnement, c’est-à-dire considérer que cette mention d’un manquement à une obligation préalable vaut référence à la responsabilité pour faute, cela permettrait sans doute de mettre enfin à un terme ce « Jaques a dit » doctrinal consistant à refuser d’y rattacher la responsabilité de l’État du fait des lois inconventionnelles et inconstitutionnelles tant qu’il n’aura pas prononcé le mot, mais cela compliquera sûrement l’application de l’action de groupe indemnitaire, en particulier de la première qui fut ouverte devant les juridictions administratives et qui a aussi donné lieu à une première condamnation devant les juridictions judiciaires[25] : « l’ action de groupe santé ».
Issue de la loi dite de modernisation de notre système de santé[26] et intégrée ensuite aux cadres communs applicables devant les juridictions administratives et judiciaires, cette action de groupe a pour objet, et d’ailleurs seulement pour objet, d’obtenir l’indemnisation de préjudices individuels résultant des dommages corporels que peuvent provoquer certains produits de santé et de l’obtenir auprès des producteurs, fournisseurs ou encore des utilisateurs desdits produits. Ce faisant, elle peut conduire les juridictions judiciaires et administratives à se prononcer sur des hypothèses de responsabilité couvertes par les dispositions législatives transposant la directive 85/374/CEE du Conseil, c’est-à-dire un régime de responsabilité qui n’est jusqu’à présent pas classé du côté des régimes de responsabilité pour faute. L’effectivité de ces dispositions pâtirait donc d’une inapplicabilité de l’action de groupe en la matière ou même d’une application conditionnée à la preuve d’un manquement. Il convient même de voir au-delà des hypothèses couvertes par la directive compte tenu du traitement que les juridictions administratives ont décidé de réserver aux actions mettant en cause la responsabilité de l’utilisateur[27]. Exclure par principe la possibilité d’utiliser l’action de groupe dans cette dernière configuration créerait une différence de traitement difficilement justifiable avec les juridictions judiciaires qui appliquent un système de responsabilité pour faute et l’admettre à la condition d’apporter la preuve d’un manquement reviendrait à procéder à une égalisation par le bas.
Cette malfaçon législative n’est peut-être pas une voie sans issue pour l’action de groupe indemnitaire. Certes, les travaux parlementaires des différentes lois ayant mis en place les actions de groupe ne sont pas d’un grand secours pour corriger ce genre d’errements légistiques puisqu’ils sont soit muets sur la question, soit contradictoires dès le stade de l’étude d’impact[28]. Les travaux de la doctrine offrent néanmoins quelques échappatoires en forme de pistes de réflexion en ne montrant pas seulement que la responsabilité sans faute n’exclut pas forcément l’existence d’une faute, comme cela ressort déjà de la jurisprudence administrative, mais en démontrant que l’existence d’un manquement à une obligation préalable est finalement une condition d’engagement commune à tout mécanisme de responsabilité[29]. Il serait donc regrettable que le juge n’accepte pas le moment venu que les requérants puissent les emprunter pour conduire ce véhicule procédural fût-il de fabrication législative et d’inspiration étrangère. L’arrêt d’Assemblée du 11 octobre 2023 Amnesty international et autres montre en tout cas que ce ne sont pas les termes de la loi qui l’en empêcheraient.
L’action de groupe martyrisée ? Certainement. Libérée ? Cela reste à voir. Tout d’abord, du côté des juridictions judiciaires, elle ne bénéficie pas encore d’une interprétation aussi indulgente de ses conditions de recevabilité en présence d’un manquement présentant un effet continu. Il conviendra donc sûrement d’attendre l’adoption définitive de la proposition de loi créant un nouveau cadre commun – et cette fois-ci unique – de l’action de groupe devant les juridictions administratives et judiciaires[30]. En effet, celle-ci fait disparaître la condition temporelle au terme d’une rédaction d’ailleurs quelque peu maladroite mais sans doute moins que celle des dispositions relatives au champ des défendeurs potentiels qui risquent de ruiner la volonté d’élargissement ayant présidé à son élaboration. Il faudra aussi sans doute que le Défenseur des droits, en se rappelant de sa vocation première et de celle d’une telle action ou tout simplement que le mieux est parfois l’ennemi du bien, accepte de réfréner ses ardeurs conceptuelles ou bien que les juridictions décident ne pas y prêter trop d’attention puisque le risque ne sera alors plus, comme dans le jugement rendu dans l’affaire Safran Aircraft Engine, de contribuer à la légitimation d’une limite déjà existante mais tout simplement d’en faire apparaître une nouvelle. Ensuite, du côté des juridictions administrations administratives, il n’est pas si évident que cela d’apprécier les conditions pour bénéficier de cet assouplissement des conditions de recevabilité, c’est-à-dire de savoir s’il tient à la fois à la forme du manquement visé – l’inaction – et à son effet dans le temps – l’effet continu – ou bien seulement à ce dernier, comme sa pérennité compte tenu du contexte dans lequel la décision fut rendue. Il serait toutefois ironique que des actions de groupe en cessation ou en indemnisation visant un manquement avec un effet continu, et formulé éventuellement sous la forme d’une inaction, ne puissent à l’avenir bénéficier de l’effet cliquet jurisprudentiel provoqué par cet arrêt d’Assemblée en raison seulement du niveau de coloration politique des questions qu’elles permettraient à la juridiction de traiter. Le Conseil d’État ferait effectivement subir aux justiciables se présentant à l’entrée de son prétoire un tri aussi brutal, irrationnel et anxiogène que peut l’être un contrôle d’identité au faciès.
[1] Esther de Moustier, Conclusions inédites sur CE, Ass, 11 octobre 2023, Amnesty international et autres, n° 454836 (disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://www.conseil-etat.fr/arianeweb/#/view-document/?storage=true ).
[2] Le cadre commun applicable devant les juridictions judiciaires, dans lequel ne rentre pas l’action de groupe en matière de consommation et de concurrence mise en place en 2014 devant ces seules juridictions, est lui toujours contenu dans la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016.
[3] Cf. Infra.
[4] Il s’agit plus précisément des actions qui se vont vues attribuer un objet indemnitaire dans la version initiale de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016. Sont effectivement exclues du champ d’application de cette disposition aussi bien l’action de groupe en matière de protection des données personnelles, dont l’objet indemnitaire n’est apparu qu’avec la loi n° 2018-493 du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles, que l’action de groupe exclusivement indemnitaire en matière de santé qui, bien qu’ayant été rattachée aux cadres communs applicables devant les juridictions judiciaires et administratives, fut créée par la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 dite de « modernisation de notre système de santé » et échappa alors miraculeusement à une telle restriction.
[5] Soraya AMRANI-MEKKI, « L’action de groupe du 21e siècle. Un modèle réduit et réducteur ? », JCP G, n° 45, 2 novembre 2015, 1196.
[6] TJ Paris, 15 décembre 2020, S.A Safran Aircraft Engines, n° RG 18/04058.
[7] CAA Lyon, 7ème chambre, Syndicat de personnel d’encadrement de la ville de Lyon et organismes rattachés UGICT-CGT, 15 juillet 2021, n° 19LY02440 ; TA Lyon, 29 avril 2019, Syndicat de personnel d’encadrement de la Ville de Lyon et organismes rattachés UGICT-CGT c. Commune de Lyon, n° 1806281.
[8] Neutralité qui fut soulignée plusieurs fois par le Conseil constitutionnel lors de son contrôle de lois ayant mis en place ces procédures (CC, n° 2014-690 DC du 13 mars 2014, Loi relative à la consommation, § 26 ; CC, n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016, Loi de modernisation de notre système de santé, cons. § 98) et qui fut rappelé d’ailleurs par le Conseil d’État dans cet arrêt du 11 octobre 2013.
[9] Elisabeth de Lacoste Lareymondie, « Action de groupe devant le juge administratif : recevabilité et champ d’application de la loi », AJDA, 2019, p. 1527.
[10] V. notamment l’article 114 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle.
[11] Décret n° 2017-888 du 6 mai 2017 relatif à l’action de groupe et à l’action en reconnaissance de droits prévues aux titres V et VI de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle.
[12] Pour sa part, le tribunal judiciaire de Paris avait lui pris la peine de motiver sa décision sur ce point et retenu la date du 20 novembre 2016.
[13] Ce cas individuel n’est évoqué en revanche dans la motivation de l’arrêt que pour apprécier l’existence d’un manquement de l’État, c’est-à-dire postérieurement à l’analyse de la recevabilité de l’action de groupe qui n’est pas du tout motivée sur ce point.
[14] Défenseur des droits, décision n° 2021-195, 29 octobre 2021, p. 5-6.
[15] CEDH, 18 janvier 1978, Irlande c. Royaume Uni, req. n° 5310/71, § 159 cité in Esther de Moustier, Conclusions inédites sur CE, Ass, 11 octobre 2023, Amnesty international et autres, n° 454836, p. 24.
[16] Défenseur des droits, Décision n° 2021-195, 29 octobre 2021, p. 5.
[17] La partie des observations du Défenseur des droits destinée à démontrer que « les contrôles d’identité discriminatoires constituent un manquement de l’État à ses obligations au sens de l’article L. 77-10-1 du code de justice administrative » peut donc apparaître hors sujet ou à tout le moins insuffisante (Défenseur des droits, décision n° 2021-195, 29 octobre 2021, p.17).
[18] Esther de Moustier, Conclusions inédites sur CE, Ass, 11 octobre 2023, Amnesty international et autres, n° 454836, p. 20.
[19] D’ailleurs évoquée dans les conclusions de la rapporteure publique (Esther de Moustier, Conclusions inédites sur CE, Ass, 11 octobre 2023, Amnesty international et autres, n° 454836, p. 21).
[20] Sur l’aspect « diplomatique » de l’action de groupe, V. Robin Medard Inghilterra, « Les contrôles au faciès et la diplomatie de l’action de groupe », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 19 | 2021, mis en ligne le 10 novembre 2021, consulté le 09 décembre 2023.
[21] V. sur ce point les dispositions propres aux actions de groupe spéciales en matière de lutte contre les discriminations dans les relations avec un employeur privé (Articles L. 1134-6 à L. 1134-10 du code du travail ) ou public (Articles L. 77-11-1 à L. 77-11-5 du code de justice administrative).
[22] Esther de Moustier, Conclusions inédites sur CE, Ass, 11 octobre 2023, Amnesty international et autres, n° 454836, p. 5.
[23] Esther de Moustier, Conclusions inédites sur CE, Ass, 11 octobre 2023, Amnesty international et autres, n° 454836, p. 7.
[24] Esther de Moustier, Conclusions inédites sur CE, Ass, 11 octobre 2023, Amnesty international et autres, n° 454836, p. 21, ndbp n°47.
[25] Tribunal judiciaire de Paris, 5 janvier 2022, n° 17/07001, jugement dont la rapporteure publique n’avait visiblement pas connaissance au moment de prononcer ses conclusions (Esther de Moustier, Conclusions inédites sur CE, Ass, 11 octobre 2023, Amnesty international et autres, n° 454836, p. 5), ce qui montre le problème que pose l’absence de mécanisme de publicité dédié aux actions de groupe devant les juridictions judiciaires.
[26] Loi pionnière à laquelle la chronologie législative présentée dans les conclusions ne rend malheureusement pas justice (Esther de Moustier, Conclusions inédites sur CE, Ass, 11 octobre 2023, Amnesty international et autres, n° 454836, p.4.)
[27] CE, 5e et 7e sous-sections réunies, 9 juillet 2003, Marzouk, n° 220437.
[28] Pour une analyse de ces travaux préparatoires, qu’il soit permis de renvoyer à Benjamin Pouchoux, L’action collective des groupements privés en droit public français, Thèse. dactyl., Université Paris 1, 2020, 981 p., spéc. n°1180-1182 (disponible en ligne à l’adresse suivante : https://hal.science/hal-03279162v2/document ).
[29] Entendu comme « l’opération par laquelle un préjudice, conséquence subjective d’un dommage, est réparé par l’auteur du fait générateur de dommage » (Benoît CAMGUILHEM, Recherche sur les fondements de la responsabilité sans faute en droit administratif , Paris, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque des Thèses, vol. 132, 2014, n° 9, p. 10. ; V. aussi Théo DUCHARME, La responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraire à la Constitution, Paris, LGDJ, coll. Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, 2019, n° 805-811, p. 377-379).
[30] Proposition de loi n°87, adoptée par l’Assemblée nationale relative au régime juridique des actions de groupe.
]]>« La démocratie moderne affirme de façon irréversible la légitimité du débat portant sur la distinction du légitime et de l’illégitime[1] »
À n’en pas douter, l’arrêt du 29 novembre 2023 rendu par la Cour de justice de la République (ci-après CJR) relaxant le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti du chef de prise illégale d’intérêts sera de ceux étudiés au sein des amphithéâtres par les étudiants en droit au cours des prochains mois. Il pourra l’être sous l’angle du droit pénal ; c’est d’ailleurs sur ce terrain que nous mène spontanément la révélation de la décision rendue. Il pourra également l’être à travers le prisme de la déontologie[2] ; mais il le sera aussi dans la perspective du droit constitutionnel stricto sensu, en particulier lorsqu’il s’agira d’aborder la thématique, centrale pour la discipline, de la responsabilité des gouvernants[3]. À ce titre, si le contenu même de la décision est d’un grand intérêt, elle est surtout l’occasion de tirer quelques enseignements de l’affaire en général. En d’autres termes, ce sont moins les motifs que le sens de la décision et le contexte général dans lequel s’est inscrite cette affaire qui intéressent le constitutionnaliste, à l’heure du bilan des deux années de procédures ayant conduit à la neuvième décision rendue par la juridiction créée en 1993[4]. Ce bilan est d’autant plus utile à dresser que les premières réactions des politiques à l’égard de cette décision témoignent d’une forme d’inculture constitutionnelle : l’échec de la condamnation du ministre serait celui de la CJR et son remplacement par les juridictions de droit commun est appelé des vœux de beaucoup d’entre eux[5]. Le débat se porte alors sur les modalités de la responsabilité pénale des ministres et l’issue du procès du garde des Sceaux nous conduirait à choisir entre le maintien de la CJR et le renforcement de la pénalisation des actes des ministres. L’absence de condamnation du ministre de la Justice a ainsi pour effet de nourrir le discours prônant la pénalisation de l’action publique là où il devrait, à notre avis, au contraire, en montrer les limites et ouvrir le débat de la responsabilisation politique[6]. À ce titre, il nous semble qu’en se focalisant sur la meilleure manière de traduire les politiques devant les tribunaux du fait des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions, l’on se détourne du vrai problème tout en contribuant à l’aggraver. Du point de vue constitutionnel, le véritable échec de l’affaire Dupond-Moretti n’est pas celui de la CJR (dont on conviendra qu’elle est marquée du sceau de l’ « inutilité[7] ») mais bien celui de la responsabilité politique.
Rappelons ce qui doit l’être sur le contexte processuel de l’affaire : le garde des Sceaux a été traduit devant la CJR dans une affaire relative à des enquêtes administratives qu’il a contribué à diligenter contre des magistrats, alors même qu’il avait été mêlé à cette affaire en sa qualité d’avocat avant d’entrer au Gouvernement. À la suite de plaintes d’associations de lutte contre la corruption et de syndicats de magistrats contre le ministre, transmises par la Commission des requêtes de la CJR au Procureur général près la CJR par décision du 8 janvier 2021, la commission d’instruction de la CJR saisie par ce dernier avait renvoyé le ministre devant la formation de jugement de la CJR par arrêt du 3 octobre 2022. Elle estimait qu’il résultait de l’information judiciaire des « charges suffisantes contre M. Éric Dupond-Moretti d’avoir […] en sa qualité de ministre de la Justice […], à compter du 6 juillet 2020, sciemment pris, reçu ou conservé, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou une opération quelconque sur laquelle il exerçait un contrôle au moment des actes posés, en particulier sur la discipline des magistrats[8] ».
Statuant à la suite d’un procès particulièrement médiatisé, la CJR a relaxé le ministre estimant que si l’élément matériel de la prise illégale d’intérêts était bien constitué, son élément intentionnel ne l’était pas[9]. Mis hors de cause dans cette affaire, le ministre a été maintenu dans ses fonctions. C’est ici que surgit la question de sa responsabilité politique que l’on voudrait mettre en évidence : si l’affaire montre bien une chose, c’est que la responsabilité politique en France sous la Ve République est à la fois particulièrement lacunaire (c’est ici plutôt une confirmation qu’une révélation), mais qu’en outre elle est d’une grande incohérence.
Il s’agit plus exactement de discuter de ce que dit l’affaire dans son ensemble de l’état de la responsabilité politique en France et d’étayer la thèse selon laquelle cette affaire révèle finalement une pratique du régime en contradiction avec les principes fondateurs du régime politique de la Ve République. Cette thèse implique d’abord de démontrer que les actes en cause du ministre étaient soumis à une exigence constitutionnelle de reddition des comptes (I) ; elle suggère en outre que l’absence de contrôle politique en l’espèce est préjudiciable à la légitimité du ministre et de son Gouvernement (II) ; elle conduit enfin à proposer quelques évolutions permettant d’aligner le cadre juridique de la responsabilité des membres du gouvernement avec les principes fondateurs de la Constitution de la Ve République (III).
Si en droit constitutionnel français les ministres sont pénalement responsables des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions, cela ne les exonère pas de rendre politiquement des comptes, au contraire (1). Les faits incriminés auraient normalement dû s’inclure dans cette perspective (2).
1. Le principe constitutionnel de la responsabilité politique des membres du gouvernement
La responsabilité politique, c’est-à-dire l’obligation pour les titulaires d’un pouvoir politique de rendre des comptes, s’inscrit dans le cadre de deux principes matriciels du régime politique de la Ve République : celui de la démocratie représentative et celui du régime parlementaire formant ce que l’on nomme communément la démocratie parlementaire.
La question de la démocratie représentative traite, d’une part, de l’exercice du pouvoir dans sa dimension verticale, c’est-à-dire du lien entre les citoyens-gouvernés et leurs représentants-gouvernants. La représentation repose sur l’idée d’une dissociation-unification entre les gouvernés et les gouvernants : dissociation parce que ce ne sont pas les gouvernés qui exercent le pouvoir directement mais qu’ils se dotent de représentants pour ce faire ; unification parce que ce faisant, les gouvernants les représentent et expriment une volonté unifiée au nom des gouvernés. Dès lors, s’impose l’idée que la relation entre les deux entités doit être régulièrement éprouvée, ce que la responsabilité politique permet de faire, tirant les conséquences de l’idée selon laquelle le pouvoir politique n’est pas « donné définitivement » et que son exercice est « soumis à condition[10] ».
D’autre part, le régime parlementaire pose, quant à lui, la question de l’exercice du pouvoir de manière horizontale : il est un modèle d’organisation de la séparation des pouvoirs reposant sur une articulation particulière des moyens d’action des pouvoirs, en organisant la responsabilité de l’Exécutif (scindé en deux pour cette raison) devant le Parlement, instance de représentation du peuple.
En somme, la responsabilité politique du Gouvernement devant le Parlement est autant un mécanisme garantissant la représentation politique que la séparation des pouvoirs. Elle est un principe structurant de la Constitution française, prescrit par la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, consacré à l’article 20 de la Constitution, à situer dans le tout formé notamment par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (pour la séparation des pouvoirs) et l’article 3 de la Constitution (pour le régime représentatif). Elle impose un processus de légitimation particulier : le contrôle parlementaire de l’action politique du Gouvernement. En somme, en vertu de la Constitution française, les membres du Gouvernement doivent rendre compte de manière continue de leur action devant le Parlement, lequel est ainsi en mesure de tester le lien de confiance qui l’unit au Gouvernement. C’est tout le problème de l’affaire en question, qui ne permet pas d’y procéder en dépit du procès réalisé devant la CJR alors même que la confiance aurait dû être éprouvée au vu des faits de l’espèce.
2. L’exigence de contrôle politique des actes incriminés
Il ne s’agit pas, dans ces lignes, de porter un jugement de confiance sur l’action du ministre mais de mettre en évidence un fait objectif que la décision de la CJR n’a d’ailleurs pas nié : la violation, par le garde des Sceaux, d’une obligation préexistante prévue par la loi sur la transparence de la vie publique de 2013. La loi en question dispose en effet que « les membres du Gouvernement exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts[11] » et impose par conséquent une obligation d’abstention. Le décret du 16 janvier 2014[12] en précise les modalités prévoyant que « le ministre qui estime se trouver en situation de conflit d’intérêts en informe par écrit le Premier ministre en précisant la teneur des questions pour lesquelles il estime ne pas devoir exercer ses attributions ». Il est ajouté qu’un « décret détermine, en conséquence, les attributions que le Premier ministre exerce à la place du ministre intéressé » et que « ce dernier s’abstient de donner des instructions aux administrations placées sous son autorité ou dont il dispose[13] ». Ce faisant, il semble relativement clair que le garde des Sceaux a violé une obligation, celle de se déporter sur les dossiers en cause, ce que les décrets de déports pris tardivement à la demande de l’intéressés attestent[14]. La reconnaissance de l’élément matériel de l’infraction de prise illégale d’intérêts par la CJR ne fait qu’abonder dans ce sens[15]. Quoi que l’on pense de l’obligation de déport en question, elle est inscrite dans une loi, œuvre du représentant, qui plus est prise spécialement pour organiser les conditions du « bon gouvernement[16] ». Sa violation caractérisée aurait dû conduire le ministre, en vertu des principes constitutionnels précités, à en rendre compte expressément devant la représentation nationale, ce qui ne fut pourtant pas le cas.
Ce qui peut surprendre dans cette affaire, c’est qu’elle n’a en effet pas donné lieu à un véritable contrôle politique (1), ce qui semble particulièrement préjudiciable à la légitimité du ministre en question (2).
1. L’absence de contrôle politique des actes incriminés
L’on pourrait être tenté de considérer le procès devant la CJR comme un mécanisme de responsabilisation politique, notamment en raison de la composition particulière de la Cour (douze parlementaires y sont juges aux côtés de trois magistrats). Il n’en est rien dès lors que le fondement même de l’action en la matière réside dans le Code pénal, c’est-à-dire dans l’existence d’une obligation dont la violation est sanctionnée par le droit. Or le fondement de la reddition politique des comptes se situe dans la confiance, laquelle n’est pas susceptible d’être matérialisée par avance. La responsabilité politique diffère en cela de très loin des mécanismes de responsabilité juridique, reposant sur la caractérisation d’une faute, d’un dommage et d’un lien de causalité entre eux[17]. La décision de la CJR n’a donc pas permis de mettre cette confiance politique à l’épreuve, sauf à considérer, suivant une approche lato sensu, que le droit pénal garantit lui aussi, d’une certaine manière, la confiance des citoyens dans leurs gouvernants. Outre que cela n’est pas dans l’esprit du régime parlementaire, il s’agirait d’une mise en jeu de la responsabilité politique sur un champ particulièrement étroit, la confiance n’étant ici alors appréhendée qu’à travers la caractérisation d’un délit. Or l’on peut très bien ne pas être responsable d’une faute pénale et pourtant n’avoir pas agi conformément à la volonté des gouvernants[18]. C’est pour cela que la responsabilité politique doit faire l’objet d’un contrôle politique à part entière, devant la représentation nationale. Il n’y a donc pas, dans le procès devant la CJR, de véritable manifestation d’un contrôle politique.
Il convient alors de rechercher ailleurs d’éventuelles traces du test de confiance effectué par nos représentants et notamment, spontanément, au sein du Parlement. S’agissant des mécanismes de contrôle-information, c’est-à-dire ceux susceptibles de permettre de rendre plus transparente l’action du gouvernement et en l’espèce, celle du garde des Sceaux, seul le mécanisme des questions au Gouvernement semble avoir été actionné et encore, de manière dérisoire : l’on note en particulier une question au Gouvernement à l’Assemblée nationale formulée par M. Boris Vallaud ainsi qu’une question au Gouvernement au Sénat de Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Elles ont été posées à la Première ministre les 5 et 6 octobre 2022 quelques jours après le renvoi du ministre devant la CJR et avaient pour objet d’interroger le Gouvernement sur le bien-fondé du maintien en fonction du garde des Sceaux[19]. Par ailleurs aucune audition en commission, ni mission d’information ou commission d’enquête[20] n’ont, semble-t-il, été déclenchées. Cela fait peu en la matière. S’agissant du contrôle-révocation, aucune motion de censure déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale dans le cadre de la procédure prévue à l’article 49 alinéa 2 ne l’a été pour cette raison et l’on aurait du mal à considérer celles déposées dans le cadre de la réforme des retraites comme un contrôle politique de l’action du garde des Sceaux. Il s’agit-là d’une situation assez classique sous la Ve République, souvent compensée par un mécanisme de contrôle autonome (intérieur à l’Exécutif) instauré par la pratique : la jurisprudence « Beregovoy-Balladur ». En application de la règle instituée sous la présidence François Mitterrand à l’occasion de l’affaire Tapie[21], il était alors imposé à un ministre mis en examen de démissionner. Cette « convention » visait à prévenir le risque d’affaiblissement de la confiance gouvernementale causé par la mise en examen d’un ministre (par contamination à l’ensemble du Gouvernement). Conforme au principe du ministre-fusible, elle avait été appliquée de manière quasi continue depuis lors. Si elle confère au juge un pouvoir considérable, celui d’influer sur la composition des gouvernements, elle constituait un palliatif face à la paralysie des mécanismes de contrôle-sanction. En l’espèce et alors que durant la campagne présidentielle de 2017 l’actuel président de la République s’était engagé à la respecter, la tradition fut rompue, le garde des Sceaux n’ayant pas démissionné, a fortiori après la décision finale rendue par la CJR. En définitive, tout s’est déroulé comme si le procès devant la CJR avait fait écran à la responsabilité politique du ministre, son issue conditionnant son maintien en poste, contre la logique de la démocratie parlementaire.
2. Une lacune affaiblissant la légitimité politique du ministre
L’on pourrait s’en satisfaire et considérer qu’en liant le sort pénal du ministre à sa légitimité politique, la logique et l’équilibre du régime seraient saufs. Ce serait méconnaître la logique de ce dernier. En effet, il ne faut pas se méprendre : on l’a dit, le procès devant la CJR est un procès pénal et non politique. Il n’a pas donné lieu à un contrôle politique de l’action du ministre et tout juste a-t-il fourni quelques éléments de fond à un tel contrôle. Or en sortant vainqueur de ce procès, le garde des Sceaux n’a pas pour autant renforcé sa légitimité politique. C’est bien la raison pour laquelle les procès devant la CJR ne règlent pas les maux que l’on prétend lui faire soigner. La critique en légitimité perdure pour la simple raison que l’action du ministre n’a pas fait l’objet d’un contrôle politique, conformément à ce que prévoit la Constitution française. Une pénalisation accrue de l’action gouvernementale ne permettrait pas non plus d’y remédier car si elle lierait inévitablement le sort du ministre, elle constituerait un travestissement du régime. Il n’est alors pas question de prétendre que le ministre aurait dû être démis de ses fonctions par le jeu d’un processus politique mais de souligner qu’en vertu de la nature de notre régime politique, sa légitimité aurait dû être éprouvée, soit qu’elle aboutisse à la manifestation de la rupture du lien de confiance (et à sa démission) soit qu’elle en ressorte renforcée, ce qui aurait pour avantage de clore le débat de son maintien en fonctions. Loin d’avoir renforcé sa légitimité politique, le procès devant la CJR l’a au contraire affaiblie. Cette affaire montre, si besoin était, qu’il est temps, pour se conformer à la logique des grands principes fondateurs de la Constitution française, de clarifier le droit en la matière.
Au lieu de conforter l’idée que la pénalisation de l’action politique doit aller encore plus loin, la présente affaire nous semble indiquer au contraire qu’il est nécessaire, au vu des principes constitutionnels évoqués supra, de faire évoluer le cadre juridique de la responsabilité des ministres en faveur d’une repolitisation du contrôle de leur action. Cela passe à la fois par la suppression de la CJR dans une perspective particulière (1) mais aussi par une libéralisation des moyens de contrôle politique (2).
1. La suppression de la CJR dans une perspective de dépénalisation
Le premier remède au mal qui guette la responsabilité des membres du gouvernement nous paraît résider dans une solution souvent proposée, mais rarement en ces termes : la suppression de la CJR. Tandis qu’un certain nombre de discours (politiques comme doctrinaux) l’associe au rapatriement de la responsabilité pénale des ministres au sein des juridictions de droit commun, on considère qu’il faudrait au contraire réduire le champ de la responsabilité pénale des ministres s’agissant des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions[22]. Suivant cette logique, il conviendrait d’exclure l’exercice normal des fonctions du champ de la compétence des juridictions pénales de droit commun (exercice normal dont il conviendrait alors de préciser la définition). Ces dernières n’auraient à juger, outre les actes accomplis hors l’exercice des fonctions ministérielles, que ceux commis à l’occasion des fonctions ministérielles qui ne répondent pas à un comportement normalement attendu d’un ministre, charge à une instance composée de parlementaires et de magistrats d’effectuer le tri en la matière (sorte de commission des requêtes actuelle élargie[23]). En l’espèce, le cas d’Éric Dupond-Moretti aurait sans doute fait l’objet d’un vif débat au sein de cette instance renouvelée dès lors que si l’on attendait effectivement d’un ministre qu’il poursuive l’enquête disciplinaire contre les magistrats en cause, existait une obligation pour ce ministre de se déporter en la matière. Quant au contrôle de l’exercice normal des fonctions gouvernementales, il serait entièrement repolitisé, effectué par les institutions traditionnelles, conformément à la tradition de la démocratie parlementaire mais suivant des mécanismes nécessairement rénovés.
2. Le renforcement des mécanismes de contrôle politique de l’exercice des fonctions ministérielles
Suivant cette perspective constitutionnelle, il ne suffirait à rien de procéder à la suppression de la CJR sans tirer pleinement les conséquences de cette « dépénalisation » de l’action politique. Ce faisant, il paraît indispensable de faire appel à une autre série de remèdes visant à renforcer les mécanismes de responsabilité politique dont on sait qu’ils sont particulièrement figés sous la Ve République, pour ce qui concerne le contrôle-sanction mais pas seulement. L’on sait en effet que la rationalisation des mécanismes de contrôle politique de l’action du Gouvernement opérée en 1958 est en cause, qu’elle était souhaitée au nom de la stabilité gouvernementale et que les évolutions constitutionnelles et politiques de la Ve République ont renforcé ce déséquilibre en faveur de l’Exécutif. Il reste qu’elle conduit aux maux évoqués et que, si pour y remédier, le contrôle politique de type « informatif » a pu être renforcé, notamment lors de la révision constitutionnelle de 2008, encore faut-il que les parlementaires soient encouragés à s’en saisir et notamment qu’il puisse aboutir à des procédures de sanction.
Les moyens sont nombreux et doivent être sondés à l’aune de leurs conséquences potentielles sur l’équilibre des pouvoirs et la stabilité gouvernementale[24]. Parmi eux, la restauration d’un mécanisme de responsabilité individuelle des ministres aurait l’avantage de rompre avec la situation actuelle qui laisse peu de marge au Parlement souhaitant sanctionner un Gouvernement, ce dernier étant condamné à faire usage d’une force parfois jugée disproportionnée : la motion de censure collective. La responsabilité individuelle pourrait restaurer un équilibre en la matière accomplissant l’adage selon lequel « on ne tire pas sur des moineaux à coup de canon ». Elle s’inscrirait dans le prolongement du renforcement des procédures d’information du Parlement. L’on pourrait notamment songer, à cet effet, à élargir le champ d’action des commissions d’enquête parlementaire en modifiant la règle selon laquelle il est interdit d’enquêter politiquement sur des affaires judiciaires en cours[25].
L’assouplissement des moyens de révocation existants du Parlement pourrait également être explorée, ici aussi avec tact : obligation d’investiture générale du Gouvernement, libéralisation des conditions d’engagement et de vote de la motion de censure ; élargissement de la mise en jeu du contrôle-sanction au Sénat, etc. Enfin, à l’heure des revendications civiques et au risque de devoir composer quelque peu avec la nature représentative du régime, difficile de ne pas envisager d’associer le citoyen à ces mécanismes. D’ailleurs la pénalisation de l’action des gouvernants n’est-elle pas la preuve que les citoyens cherchent à jouer un rôle en la matière ? Alors qu’ils sont susceptibles de se trouver à l’origine du déclenchement des procès devant la CJR, ne pourrait-on pas leur confier un rôle dans le déclenchement du contrôle politique devant les institutions ? Il n’est pas question d’instaurer une concurrence entre les institutions et les citoyens mais une réflexion pourrait s’ouvrir sur la bonne manière de les associer : plaintes civiques par la voie de pétitions déposées sur le bureau des assemblées, droit d’initiative en matière de motion de censure, etc. Le referendum révocatoire peut être une piste à explorer (les articles 3 et 11 pouvant servir de fondement) mais il ne paraît pas en accord avec la nature des institutions de la Ve République[26].
*
En repolitisant le contrôle de l’action des gouvernants, l’on prendrait le pari de réussir à redonner au peuple, par la voie de ses représentants, le pouvoir de s’assurer de la solidité du lien de confiance l’unissant aux gouvernés, conformément à l’idée selon laquelle le pouvoir suppose la responsabilité. Tout ne serait pas réglé car le vrai pouvoir, sous la Ve République, n’est précisément pas entre les mains des membres du Gouvernement mais entre celles du président de la République, ce dernier étant irresponsable politiquement. L’on peut toutefois considérer que l’attraction qu’opère le président de la République sur les pouvoirs vis-à-vis de son Gouvernement est aussi liée à l’affaiblissement du lien naturel existant entre ce dernier et le Parlement : les choses sont ainsi pratiquées que les ministres doivent leur existence bien plus au président de la République qu’au Parlement[27]. Là où le pouvoir suppose la responsabilité, celle-ci renforce réciproquement le pouvoir et la réhabilitation de la responsabilité politique du Gouvernement présenterait l’avantage de permettre aux ministres de se prévaloir d’une légitimité exogène et d’assumer les pouvoirs qui en résultent. Une telle évolution aurait pour conséquence le renforcement de la légitimité du pouvoir gouvernemental tout autant que son efficacité.
Au contraire, le détour de la responsabilité vers le juge ébranle les fondements du pouvoir politique sur ces deux aspects. Un tel rééquilibrage aurait pour mérite de répondre à la question de la montée en puissance du juge, dans un pays où la construction du droit depuis 1789 s’est faite précisément autour de la méfiance envers l’État de justice et le gouvernement des juges[28]. Ces quelques leçons de droit constitutionnel que le procès devant la CJR nous invite à tirer nous conduisent à étudier le problème de la CJR à travers un autre prisme que celui mobilisé par les politiques qui, par leurs propositions de renforcement de la pénalisation de l’action des gouvernants ou de maintien du statu quo, contribuent, à notre avis, à aggraver le mal identifié. « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes » disait Bossuet.
[1] C. Lefort, « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », in id. Le temps présent, Belin, 2007, p. 563, cité par C. Colliot-Thélène, « La confiance, pierre angulaire de la démocratie libérale ? », in A. Gaillet, N. Perlot, J. Schmitz [dir.], La confiance : un dialogue interdisciplinaire [en ligne], Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2019.
[2] Voir É. Buge, « L’exigence du bon gouvernement » in É. Buge, Droit de la vie politique, PUF, 2018, p. 395 et s.
[3] Sur d’autres aspects du droit constitutionnel intéressant le contentieux étudié, v. S. Benzina, « La QPC de M. Dupond-Moretti : remarques sur une procédure insolite », Jus Politicum Blog, 4 mars 2003 et M. Heitzmann-Patin et J. Padovani, « De quelques failles du droit constitutionnel français », Recueil Dalloz, n° 2023/11, 23 mars 2023, p. 582-587
[4] V. O. Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, PUF, 1999 et C. Guérin-Bargues, Juger les politiques. La Cour de justice de la République, Dalloz, 2017.
[5] À titre d’exemple, parmi d’autres, nombreux : J. Bayou, 8H30 franceinfo, France.info, 30 nov. 2023 ou encore P. Lefas, Président de Transparency international France, France.info, 30 nov. 2023.
[6] C’est la voie suivie de longue date et rappelée récemment par les professeurs Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues (voir notamment id., « Procès d’Éric Dupond-Moretti : Penser la question de la responsabilité des gouvernants suppose de partir du droit constitutionnel », Le Monde, 15 nov. 2023.
[7] C. Guérin-Bargues, « De l’(in)utilité de la CJR », Le Club des juristes, 29 nov. 2023.
[8] Commission d’instruction de la Cour de justice de la République, 3 oct. 2022, Procédure n° 01-CI-2021.
[9] « À défaut de caractérisation de l’élément intentionnel des délits de prise illégale d’intérêts, ces infractions ne sont pas constituées à l’encontre de M. Dupond-Moretti qui, dès lors, doit être relaxé » (§ 142 de la décision, mise en ligne sur le site internet du Club des Juristes).
[10] D. Baranger, Droit constitutionnel, PUF, Que Sais-Je, 7e éd., 2002, p. 88.
[11] Art 1er.
[12] Décret n° 2014-34 du 16 janv. 2014 relatif à la prévention des conflits d’intérêts dans l’exercice des fonctions ministérielles.
[13] Art. 2-1.
[14] Le ministre estime notamment dans sa lettre à l’attention du Premier ministre que « même si je me suis efforcé, s’agissant de la procédure particulière relative à l’enquête préliminaire, dite des « fadettes », conduite par le parquet national financier de mars 2014 à décembre 2019 et sur laquelle ma prédécesseure à la chancellerie avait saisi l’inspection générale de la justice, de prendre l’ensemble des dispositions nécessaires pour ne pas me trouver en situation de conflit d’intérêts, il m’apparaît également préférable, pour pallier tout risque d’instrumentalisation, de solliciter de votre part l’exercice à ma place des attributions afférentes ».
[15] La Cour estime en effet que « l’élément matériel des délits de prise illégale d’intérêts […] apparaît établi à l’égard du prévenu ».
[16] É. Buge, Droit de la vie politique, op. cit., p. 395 et s.
[17] V. à titre d’exemple B. Daugeron, Droit constitutionnel, PUF, Themis-droit, 2023, p. 398 et s.
[18] L’on notera que certains procès devant la CJR ont donné lieu à de véritables leçons de morales politiques. L’on songe notamment au premier d’entre eux, qui avait conduit le Parquet général à inviter la Cour à avoir un « rôle civique » en décernant aux prévenus un « blâme public » sur le plan de la responsabilité politique (CJR, arrêt du 9 mars 1999, affaire 99-001). Il reste que ce n’est pas le rôle des tribunaux et que cela est symptomatique du problème posé par le déport vers les tribunaux de l’évaluation de l’action des gouvernants.
[19] Assemblée nationale, Question n° 115 du 5 octobre 2022 de M. Boris Vallaud et Sénat, Question n° 0002G du 6 octobre 2022 de Mme Marie-Pierre La Gontrie.
[20] Et pour cause, en vertu du 3e alinéa du § 1 de l’art. 6 de l’ordonnance du 17 nov. 1958, « il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours ».
[21] L’on se permet de renvoyer à nos travaux : J. Padovani, « Cessations de fonctions individuelles et stabilité gouvernementale interne sous la Ve République : essai de typologie », Revue du droit public et de la Science politique en France et à l’étranger, 2019/4, p. 1001 et s.
[22] C’est, de manière assez isolée, la position défendue par les professeurs Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues (id., « Procès d’Éric Dupond-Moretti : Penser la question de la responsabilité des gouvernants suppose de partir du droit constitutionnel », Le Monde, 15 nov. 2023). V. également C. Guérin-Bargues, « Supprimer la Cour de justice de la République », in M. Caron et J.-F. Kerléo [dir.], La déontologie gouvernementale, IFJD, Colloques & Essais, p. 215 et s.
[23] Pour une proposition en ce sens quoiqu’un peu différente, v. C. Guérin-Bargues, ibid.
[24] Nous les avons explorés dans une contribution précédente : J. Padovani, « Responsable, mais pas coupable : Maxime du régime politique français ? À propos de la pénalisation malvenue de la gestion gouvernementale de la crise sanitaire », in E. Brosset, T. S. Renoux, E. Truilhé, A. Vidal-Naquet [dir.], Justice, responsabilité et contrôlede la décision publique : leçons de la crise sanitaire, DICE éditions, coll. Confluence des droits, 2022 [en ligne].
[25] V. O. Beaud et C. Guérin-Bargues, « Procès d’Eric Dupond-Moretti : Penser la question de la responsabilité des gouvernants suppose de partir du droit constitutionnel », art. cité.
[26] V. A. Bachert, « Le Recall aux États-Unis : le rappel du peuple ? », in Ch.-E. Sénac (dir.), La révocation populaire des élus, Mare & Martin, 2021
[27] Voir sur cette idée de captation : A. Le Divellec, « La chauve-souris. Quelques aspects du parlementarisme sous la Ve République », Mélanges Pierre Avril, Montchrestien, 2001, p. 349-362.
[28] Voir J. Krynen, L’État de justice. France. XIIIe-XXe siècle, L’idéologie de la magistrature ancienne, Gallimard, 2009.
]]>Une décision inédite. Dans sa décision n° 2023-1066 QPC du 27 octobre 2023, Association Meuse nature environnement et autres (CC, n° 2023-1066 QPC, 27 oct. 2023, Association Meuse nature environnement et a., JO n° 251 du 28 oct. 2023, t. n° 48), « en des termes inédits, le Conseil constitutionnel juge que le législateur, lorsqu’il adopte des mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à l’environnement, doit veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard » (CC, communiqué de presse sous déc. préc.).
Le contexte : la lutte contre le projet Cigéo. Le Conseil constitutionnel avait été saisi le 3 août 2023 par le Conseil d’État, d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 542-10-1 du code de l’environnement, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-1015 du 25 juillet 2016 précisant les modalités de création d’une installation de stockage réversible en couche géologique profonde des déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue. Les dispositions contestées de cet article non seulement fixent le régime applicable à la création et à l’exploitation d’un centre de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs, mais également prévoient que le stockage de déchets radioactifs dans un tel centre est soumis à une exigence de réversibilité, mise en œuvre selon des modalités précises et pendant une durée minimale. Dans l’instance au cours de laquelle ce moyen a été soulevé, l’Association Meuse nature environnement, 25 autres associations, 6 syndicats et 28 particuliers demandent au Conseil d’État l’annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2022-993 du 7 juillet 2022 déclarant d’utilité publique le centre de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue Cigéo et portant mise en compatibilité du schéma de cohérence territoriale du Pays Barrois, du plan local d’urbanisme intercommunal de la Haute-Saulx et du plan local d’urbanisme de Gondrecourt-le-Château (Meuse).
La demande : la reconnaissance d’un droit subjectif des générations futures et de principes « intergénérationnels ». À l’appui de leur requête, les requérants demandent également au Conseil d’État, en application de l’article 23-5 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l’article L. 542-10-1 du code de l’environnement. Ils invoquent, d’une part, un droit des générations futures de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé et un principe de solidarité entre les générations, qui résulteraient de la combinaison des articles 1er à 4 de la Charte de l’environnement avec les considérants 1er et 7 de son préambule, ainsi que, d’autre part, un principe de fraternité entre les générations, qui résulterait du Préambule et des articles 2 et 72-3 de la Constitution, également combinés avec le préambule de la Charte de l’environnement. Par un arrêt du 2 août 2023, le Conseil d’État a estimé que « ce moyen soulève une question nouvelle au sens de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel » et décidé « de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité de l’article L. 542-10-1 du code de l’environnement » (CE, 2 août 2023, Association Meuse nature environnement et a., req. n° 467370).
Les « termes inédits » : l’interprétation « éclairée » de l’article 1er de la Charte. Les « termes inédits » de la décision résident dans l’interprétation de l’article 1er de la Charte de l’environnement « à la lumière du septième alinéa de son préambule » (Déc. préc.). Quatorze mois et demi après sa décision dite « Loi MUPPA » (CC, n° 2022-843 DC, 12 août 2022, Loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, JO n° 189 du 17 août 2022, t. n° 5), le Conseil constitutionnel combine ces deux dispositions de la Charte pour la seconde fois. Dans cette décision du 12 août 2022, il a fusionné, également « en des termes inédits » (CC, communiqué de presse sous déc. préc.), les 6e et 7e alinéas du préambule au contrôle du respect de l’article 1er de la Charte au soutien de réserves d’interprétation d’après lesquelles « sauf à méconnaître l’article 1er de la Charte de l’environnement, ces dispositions ne sauraient s’appliquer que dans le cas d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz [et] en électricité » (Déc. préc. ; sur ces réserves d’interprétation, qu’il soit permis de renvoyer à nos observations, notamment sur le point qu’elles font sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel antérieure relative à l’article 1er et au préambule de la Charte : « Un contrôle de constitutionnalité plus « vert » qu’hier et moins que demain ? », JCP G, 2022, n° 36, n° 985, p. 1612-1614). Ici, la liaison de l’article 1er de la Charte au septième alinéa de son préambule est intervenue au moment de la décision. Là, elle intervient au moment du contrôle, plus précisément de la détermination de la signification de la norme de référence du contrôle de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel considère qu’il découle de cette interprétation « éclairée » « que, lorsqu’il adopte des mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à un environnement équilibré et respectueux de la santé, le législateur doit veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard » (CC, n° 2023-1066 QPC, déc. préc.). Par cette référence aux « autres peuples », la décision du 27 octobre 2023 prolonge, complète et amplifie celle du 31 janvier 2020 dans laquelle le Conseil a estimé qu’au titre de la conciliation des objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, et de la santé qui lui appartient, « le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l’environnement à l’étranger » (CC, n° 2019-823 QPC, 31 janv. 2020, Union des industries de la protection des plantes, JO n° 27 du 1er févr. 2020, t. n° 100). Cette technique d’interprétation de l’article 1er de la Charte de l’environnement par combinaison avec le septième alinéa de son préambule permet au Conseil constitutionnel d’imposer des obligations nouvelles au législateur dans le respect du principe posé par la décision du 7 mai 2014, selon lequel si les alinéas dudit préambule « ont valeur constitutionnelle, aucun d’eux n’institue un droit ou une liberté que la Constitution garantit » et « qu’ils ne peuvent être invoqués à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution » (CC, n° 2014-394 QPC, 7 mai 2014, Société Casuca, Rec. p. 274).
Une interprétation prudente. Les termes usités montrent la prudence du juge constitutionnel dans la reconnaissance de ces exigences nouvelles : c’est une simple obligation de « veille », dont l’application est conditionnée à l’adoption de « mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à un environnement équilibré et respectueux de la santé ». À ce mode de rédaction, qui limite la portée de cette interprétation « éclairée » de l’article 1er de la Charte, s’ajoute la norme de contrôle dégagée dans la décision du 10 décembre 2020, d’après laquelle « les limitations apportées par le législateur à l’exercice de ce droit doivent être liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi » (CC, n° 2020-809 DC, 10 déc. 2020, Loi relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, JO n° 302 du 15 déc. 2020, t. n° 4). En l’espèce, ni cette norme de contrôle selon laquelle « les limitations apportées par le législateur à l’exercice du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » peuvent être justifiées par un simple motif d’intérêt général (CC, n° 2023-1066 QPC, déc. préc.), ni la condition d’adoption de « mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à l’environnement » n’empêchent néanmoins l’application de ces exigences nouvelles aux dispositions contestées. En effet, le Conseil constitutionnel non seulement considère que « ces dispositions sont, au regard de la dangerosité et de la durée de vie de ces déchets, susceptibles de porter une atteinte grave et durable à l’environnement », mais estime également qu’« il ressort des travaux préparatoires que, en les adoptant, le législateur a entendu, d’une part, que les déchets radioactifs puissent être stockés dans des conditions permettant de protéger l’environnement et la santé contre les risques à long terme de dissémination de substances radioactives et, d’autre part, que la charge de la gestion de ces déchets ne soit pas reportée sur les seules générations futures » et que « ce faisant, il a souhaité poursuivre les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement et de protection de la santé » (Déc. préc.).
Un contrôle général limité à l’appropriation manifeste des objectifs poursuivis par le législateur « en l’état des connaissances ». Le véritable obstacle, c’est que le contrôle de proportionnalité expressément annoncé sans restriction, est immédiatement limité par la considération d’après laquelle « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de rechercher si les objectifs que s’est assignés le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas, en l’état des connaissances scientifiques et techniques, manifestement inappropriées à ces objectifs » (Déc. préc.). Les deux éléments constitutifs de cette considération – le contrôle de l’appropriation manifeste et la formule « en l’état des connaissances » – ne sont pas inédits dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Respectivement apparus en 1990 pour le premier (CC, n° 90-280 DC, 6 déc. 1990, Loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, Rec. p. 84. Implicitement, v., déjà, CC, n° 74-54 DC, 15 janv. 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de la grossesse, Rec. p. 19), en 2001 pour la seconde (CC, n° 2001-446 DC, 27 juin 2001, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Rec. p. 74), ils sont tous les deux classés dans la rubrique des « limites reconnues au pouvoir discrétionnaire du législateur » par les tables analytiques du Conseil constitutionnel (CC, Tables d’analyse du 4 octobre 1958 au 30 juin 2023, p. 5534-5540 (https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/2023-10/1958-202306_tables-2.pdf)). En réalité, ils constituent davantage des limites du contrôle de constitutionnalité des lois, le premier ayant été explicitement justifié par la formule « le Conseil constitutionnel ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement » (V., pour la première fois, CC, n° 2001-444 DC, 9 mai 2001, Loi organique modifiant la date d’expiration des pouvoirs de l’Assemblée nationale, Rec. p. 59). Jusqu’à présent, ni le contrôle de l’appropriation manifeste, ni la formule « en l’état des connaissances » n’ont abouti à une déclaration d’inconstitutionnalité à proprement parler. Leur combinaison n’est également pas inédite. Elle est néanmoins plus récente. Saisi, dans les conditions prévues au 2e alinéa de l’article 61 de la Constitution, de la loi relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes, le Conseil constitutionnel les a combinés pour la première fois afin d’estimer que « les dispositions contestées […] n’ont ni pour objet ni pour effet de dispenser les projets de réalisation de réacteurs électronucléaires auxquels ces mesures s’appliqueront du respect des dispositions du code de l’environnement » pour écarter le grief tiré de la méconnaissance de l’article 1er de la Charte de l’environnement (CC, n° 2023-851 DC, 21 juin 2023, Loi relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes, JO n° 144 du 23 juin 2023, t. n° 2).
Un contrôle particulier des garanties légales de nature à préserver la liberté de choix des générations futures. Dans sa décision Association Meuse nature environnement, le Conseil constitutionnel considère que l’article L. 542-10-1 du code de l’environnement « entoure la création et l’exploitation d’un centre de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs de différentes garanties propres à assurer le respect [… ; des] exigences » « de l’article 1er de la Charte de l’environnement tel qu’interprété à la lumière du septième alinéa de son préambule » (CC, n° 2023-1066 QPC, déc. préc.). Ces garanties sont l’exigence de réversibilité et la procédure d’autorisation particulière auxquels sont respectivement soumis le stockage de déchets radioactifs et la création d’un tel centre. C’est essentiellement parce que les dispositions contestées ne reportent pas la charge de la gestion des déchets radioactifs supportée sur les seules générations futures, qu’au contraire, elles la préviennent ou limitent en même temps qu’elles préservent leur liberté de choix à cet égard, que le Conseil constitutionnel conclut qu’elles « ne méconnaissent pas les exigences de l’article 1er de la Charte de l’environnement tel qu’interprété à la lumière du septième alinéa de son préambule » (Déc. préc.).
Un progrès relatif. Les « termes inédits » de la décision du 12 octobre 2023 constituent assurément un progrès. Ce progrès est cependant relatif au regard de la demande des requérants au Conseil constitutionnel de reconnaître un droit subjectif des générations futures (de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé) et des principes « intergénérationnels » (de solidarité et de fraternité). Cette reconnaissance aurait certainement été plus audacieuse qu’une interprétation « éclairée » de l’article 1er de la Charte. Une telle reconnaissance impliquait néanmoins de considérer les générations futures en tant que sujets de droit, ainsi que l’a fait la Cour suprême de justice de la République de Colombie dans sa décision du 5 avril 2018 (Cour suprême de Justice, 5 avr. 2018, Claudia Andrea Lozano Barragán, et al. c. Présidence de la République et al., STC4360-2018). Cette conception subjective de la protection constitutionnelle des générations futures se heurte à l’argument d’après lequel elles « ne peuvent, ni dans leur ensemble ni en tant que notion recouvrant la totalité des individus qui vivront alors, être considérées comme étant actuellement titulaires de droits fondamentaux », comme l’a estimé le premier sénat de la Cour constitutionnelle de la République fédérale d’Allemagne dans son arrêt du 24 mars 2021 (BVerfG, Premier Sénat, 24 mars 2021, Changement climatique, 1 BvR 2656/18, 78/20, 96/20 et 288/20). De ce point de vue, la décision du 27 octobre 2023 se rapproche davantage de cet arrêt, dans lequel le Tribunal de Karlsruhe a jugé non seulement que l’article 2, alinéa 2, 1re phrase de la Loi fondamentale « peut donner lieu à un devoir de protection objectif même envers des générations futures », mais également que « le devoir de protection formulé à l’article 20a de la Loi fondamentale englobe l’impératif de prendre soin des fondements naturels de la vie d’une manière qui permette de les léguer aux générations futures dans un état qui laisse à ces dernières un choix autre que celui de l’austérité radicale, si elles veulent continuer à préserver ces fondements » (Arrêt préc.). La décision Association Meuse nature environnement est également empreinte de cette conception objective de la protection constitutionnelle des générations futures et d’un tel « noyau dur » incompressible constitué par leur liberté de choix à l’égard de leur capacité à satisfaire leurs propres besoins. La protection juridique des générations futures progresse donc. Cette nouvelle norme de référence du contrôle de « constitutionnalité environnementale » des lois a d’ailleurs été appliquée pour la première fois par les juges des référés du Tribunal administratif de Strasbourg, qui ont ordonné la suspension de l’exécution de l’arrêté du préfet du Haut-Rhin du 28 septembre 2023 par lequel il a autorisé la prolongation, pour une durée illimitée, de l’autorisation donnée à la société des Mines de Potasse d’Alsace de stockage souterrain en couches géologiques profondes de produits dangereux, non radioactifs sur le territoire de la commune de Wittelsheim, notamment au motif qu’« en l’état de l’instruction », le moyen tiré « de la méconnaissance de l’article 1er de la Charte de l’environnement, éclairé par le septième alinéa de son préambule », est propre « à créer un doute sérieux quant à la légalité de cet arrêté » (TA de Strasbourg, ord. du 7 nov. 2023, Association Alsace Nature et a., req. n° 2307183). Mais, à l’instar de la décision du 12 août 2022 (CC, n° 2022-843 DC, déc. préc.), celle du 27 octobre 2023 n’est toutefois pas un point d’arrivée ; elle est un simple point de passage sur la route du(des) droit(s) des générations futures (V., not., S. Djemni-Wagner (dir.), Droit(s) des générations futures, Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice, 2023, 151 p.), dont l’arrêt à venir de la Cour européenne des droits de l’homme relatif à la requête Duarte Agostinho c. Portugal (req. n° 39371/20 de Cláudia Duarte Agostinho et autres contre le Portugal et 32 autres États introduite le 7 septembre 2020), qui se fonde notamment sur le principe de l’équité intergénérationnelle, est assurément la prochaine borne.
]]>I) L’apport jurisprudentiel de Couitéas strictement encadré
De la jurisprudence Couitéas découlent des principes strictement délimités, tant lors de leur conception (A) que lors de leur potentielle expansion (B).
A) Des principes minutieusement délimités dès leur conception
Le principe d’indemnisation d’un administré pour responsabilité sans faute de l’administration en raison d’une rupture d’égalité devant les charges publiques, apporté par Couitéas, fut pensé pour une application subsidiaire.
Monsieur Basilio Couitéas était propriétaire d’un terrain de 38 000 hectares en Tunisie, sur lequel vivaient 8 000 autochtones. Il a obtenu, à l’issue d’une procédure judiciaire, deux décisions[2] d’expulsion de ces habitants. Mais face aux risques de violence causés par l’expulsion d’un tel nombre de personnes, l’autorité française en Tunisie a refusé de recourir à la force militaire pour faire exécuter la décision judiciaire. De leur côté, les autochtones s’estimaient être les légitimes occupants d’un territoire qui était à eux depuis un temps immémorial. L’arrêt Couitéas était d’ailleurs annonciateur du développement ultérieur des droits des populations autochtones[3]. Au regard du droit administratif français, Monsieur Couitéas était néanmoins dans son droit de demander l’exécution d’une décision de justice régulière le concernant. Il a donc saisi le juge administratif d’une demande d’annulation de la décision par laquelle le ministre des Affaires étrangères avait rejeté la demande d’indemnité qu’il avait formée contre l’État français.
Le Conseil d’État a tranché en faveur de Monsieur Couitéas, avec le célèbre considérant suivant : « le justiciable nanti d’une sentence judiciaire dûment revêtue de la formule exécutoire est en droit de compter sur l’appui de la force publique pour assurer l’exécution du titre qui lui a été ainsi délivré ; que si, comme il a été dit ci-dessus, le gouvernement a le devoir d’apprécier les conditions de cette exécution et le droit de refuser le concours de la force armée, tant qu’il estime qu’il y a danger pour l’ordre et la sécurité, le préjudice qui peut résulter de ce refus ne saurait, s’il excède une certaine durée, être regardé comme une charge incombant normalement à l’intéressé, et qu’il appartient au juge de déterminer la limite à partir de laquelle il doit être supporté par la collectivité ».
Le préjudice de « privation de jouissance totale et sans limitation de durée » de son bien est reconnu au requérant. Ce dernier est renvoyé devant le ministre des Affaires étrangères pour que soit réalisée (à défaut d’accord amiable), en tenant compte de toutes les circonstances de droit et de fait, la fixation des dommages-intérêts qui lui sont dus. Monsieur Couitéas poursuivra son combat judiciaire et obtiendra en 1927 (soit un an avant son décès) une indemnisation de 1 500 000 francs au titre du préjudice pour privation de jouissance subi[4]. Plus tard, le Conseil d’État se refusera à verser une indemnité supplémentaire du fait de la persistance de l’État dans son refus d’exécuter le jugement[5].
Cette jurisprudence semble, pendant une quinzaine d’années, réservée à des cas relatifs à des pays sous protectorat[6]. Le doyen Hauriou avait fortement exprimé son souhait que l’arrêt soit appliqué par exception[7].
Il est pourtant confirmé, sur certains de ses aspects, par le législateur puis par le juge constitutionnel.
D’une part, une dimension de la jurisprudence Couitéas a bénéficié d’une consécration législative lors de l’adoption de l’article 16 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 qui prévoit que « L’État est tenu de prêter son concours à l’exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l’État de prêter son concours ouvre droit à réparation ». On parle d’un aspect seulement, car le législateur ne donne pas de précision quant à la gravité et la spécialité du préjudice, et ne distingue pas selon que le refus de concours est fautif ou non[8]. Sur ce fondement, le Conseil d’État, juge que « l’autorité administrative est normalement tenue d’accorder le concours de la force publique en vue de l’exécution d’une décision de justice revêtue de la formule exécutoire et rendue opposable à la partie adverse ; que, s’il en va autrement dans le cas où l’exécution forcée comporterait un risque excessif de trouble à l’ordre public, un refus justifié par l’existence d’un tel risque, quoique légal, engage la responsabilité de l’État à l’égard du bénéficiaire de la décision de justice »[9]. Notons qu’en pratique, il s’agit souvent d’une décision de justice émanant des tribunaux judiciaires[10].
D’autre part, au cours de la même décennie, le Conseil constitutionnel consacre, quant à lui, un autre aspect de la jurisprudence Couitéas. Si l’on suit le raisonnement du juge de 1923, il s’agit de l’argument préalable à une reconnaissance d’une responsabilité étatique pour refus de concours de la force publique. Le Conseil constitutionnel considère que « toute décision de justice a force exécutoire », et que « tout jugement peut donner lieu à une exécution forcée, la force publique devant, si elle y est requise, prêter main-forte à cette exécution »[11]. Selon le juge constitutionnel, cette règledécoule naturellement du principe de la séparation des pouvoirs énoncé à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il admet enfin qu’exceptionnellement, dans des circonstances « tenant à la sauvegarde de l’ordre public, l’autorité administrative peut, sans porter atteinte au principe sus-évoqué, ne pas prêter son concours à l’exécution d’une décision juridictionnelle[12] ».
Le cadre est clair. D’ailleurs, le droit européen vient conforter la rigueur des règles juridiques de la jurisprudence Couitéas.
B) Des principes limités dans leur application
En bonne place dans les Grands arrêts de la jurisprudence administrative et incontournable dans le cadre de l’enseignement du droit administratif, la jurisprudence Couiétas voit ses possibilités d’applications fragilisées par un obstacle issu des droits européens.
L’expansion de la jurisprudence Couitéas se heurte aux droits européens. D’une part, la Cour européenne des droits de l’Homme s’attache fermement au principe de la garantie effective des droits, qui implique que toutes les conséquences des décisions de justice soient tirées. Le droit à un procès équitable exige l’exécution sans délai des décisions de justice[13]. Le refus de concours de la force publique correspond en fait à une limitation de ce droit, et n’est acceptable qu’à la condition de poursuivre un but légitime, et ce de façon proportionnée[14]. Et même quand une telle condition est respectée, la CEDH considère que priver la chose jugée de sa réalisation exigerait des circonstances très particulières[15]. En cas de motifs sérieux d’ordre public, le concours de la force publique peut être différé, mais ne peut être refusé définitivement[16]. Comme le résume le Professeur Seiller, « l’indemnisation du bénéficiaire d’une décision juridictionnelle, restée dépourvue d’effet en l’absence de concours des forces de l’ordre, n’est pas une fin en soi : l’exécution, le cas échéant légitimement reportée, doit néanmoins être assurée[17] ».
D’autre part, au niveau de l’Union européenne, la Cour de justice a déjà, elle aussi, tempéré le mécanisme juridique insufflé par la jurisprudence Couitéas, en refusant, par exemple, que l’argument lié à la prise en charge par la République française des dommages causés par des manifestants aux victimes, soit invoqué par le gouvernement défendeur pour s’affranchir de ses obligations au titre du droit communautaire[18].
Par ailleurs, l’application de la jurisprudence Couitéas n’est pas toujours opportune. Le législateur, en matière de servitudes d’urbanisme, avait introduit un régime spécial d’indemnisation qui excluait l’application du régime de droit commun de la responsabilité sans faute de l’administration pour rupture de l’égalité devant les charges publiques (ancien art. L160-5 al 1 Code l’urbanisme)[19]. Dans ce contexte, l’arrêt Bitouzet, rendu par le Conseil d’État le 3 juillet 1998 au sujet de la responsabilité sans faute en matière d’urbanisme, a conduit à un recours parcimonieux à la jurisprudence Couitéas[20].
Des regrets sont parfois émis quant à la non-application de la jurisprudence Couitéas. Commentant une affaire où une décision d’expulsion rendue par le juge judiciaire à l’intention d’un locataire « désargenté, malade et père d’un jeune enfant » avait été suivie du refus d’aide des forces de police[21], le Professeur Bioy souligne que si le juge administratif avait ici eu recours à la jurisprudence Couitéas, cela aurait en réalité eu un impact moins lourd pour les charges publiques, que le régime de responsabilité pour faute qui a été retenu en l’espèce. Le préfet, pour motiver ce refus, avait invoqué des considérations humanitaires susceptibles de porter atteinte à l’ordre public. Rappelons que pour appliquer la jurisprudence Couitéas, il faut une atteinte particulièrement importante à l’ordre public[22]. Dans cette affaire de 2009[23], le juge administratif « opte pour une conception stricte de l’ordre public, limitée à « l’ordre matériel de la rue » »[24], laquelle n’inclut donc pas la « dignité sociale[25] ». Cela se justifie au regard du principe de séparation des pouvoirs (article 16 DDHC), dans la mesure où « il n’appartient qu’à l’autorité judiciaire d’apprécier l’existence de considérations sociales ou humanitaires de nature à justifier un sursis à l’exécution d’un jugement d’expulsion[26] ».
Enfin, une diminution du contentieux de « type Couitéas » est actuellement constatée, pour trois raisons principales. Premièrement, cela s’explique par une politique efficace de prévention tant des expulsions locatives que du contentieux pour refus de concours de la force publique[27]. Deuxièmement, le concours de la force publique semble être plus facilement accordé qu’autrefois. La Professeure Jacquemet-Gauché note que, dans certains départements, par exemple l’Isère, « face à la raréfaction des moyens financiers disponibles, le préfet est davantage enclin à accorder son concours, afin d’éviter un engagement ultérieur de la responsabilité de l’État[28] ». Troisièmement, la tendance à la signature d’un accord entre la préfecture et le requérant contribue elle aussi à la diminution du contentieux[29].
Malgré ces nombreuses limitations au principe de responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques instauré par l’arrêt Couitéas, ce dernier reste encore une référence et a été à l’origine de nombreuses créations jurisprudentielles.
II) La résonnance inattendue de la jurisprudence Couitéas
Selon Patrick Frydman, la jurisprudence Couitéas est sans doute l’une des jurisprudences traditionnelles du Conseil d’État dont « il est fait l’usage le plus massif[30] ». Contredisant l’analyse restrictive que le doyen Hauriou en avait fait[31], l’interprétation dominante de l’arrêt Couitéas a conduit, au cours du XXème siècle, à un double prolongement de celui-ci.
Après son rendu en 1923, la jurisprudence Couitéas est en effet rapidement reprise et affinée, notamment en 1938 dans l’arrêt du Conseil d’État Société La Cartonnerie et Imprimerie Saint-Charles[32], puis élargie à d’autres cas d’abstention de l’administration (A). La même année, le mécanisme instauré par l’arrêt Couitéas pour les décisions individuelles régulières est étendu aux cas similaires concernant les lois régulières, c’est la fameuse jurisprudence Lafleurette[33], et le début d’un prolongement à d’autres cas de responsabilité sans faute pour rupture de l’égalité devant les charges publiques du fait de normes (B).
A) Un prolongement à d’autres cas d’abstention de l’administration
La jurisprudence Couitéas a été élargie à d’autres cas d’abstention de l’administration. On pense notamment au défaut d’intervention de la force publique correspondant à l’inaction de l’administration pour « maintenir ou rétablir l’ordre »[34]. Un courant de jurisprudences reconnaît en effet la responsabilité sans faute pour ruptures de l’égalité devant les charges publiques lorsque l’administration « ne prend pas les dispositions qu’elle devrait normalement adopter »[35]. Le juge administratif reconnaîtra par exemple que le refus d’intervenir opposé par l’administration peut être justifié si l’intervention de la police est susceptible d’aggraver le trouble à l’ordre public[36].
Récemment, le Conseil d’État a précisé qu’en cas d’octroi de la force publique en vue de l’expulsion d’un occupant sans droit ni titre du logement occupé, il appartient au juge d’opérer un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation sur l’analyse à laquelle s’est livrée l’administration concernant la nature et l’ampleur des troubles à l’ordre public susceptibles d’être engendrés par sa décision ou sur les conséquences de l’expulsion des occupants compte tenu de la survenance de circonstances postérieures à la décision de justice l’ayant ordonné, ou ayant statué sur la demande de délai pour quitter les lieux[37].
En plus d’avoir été transposée à l’important contentieux relatif à l’indemnisation des propriétaires victimes d’un refus de concours de la force publique pour l’expulsion de locataires ne respectant pas leurs obligations[38],la jurisprudence Couitéas a été utilisée et élargie au bénéfice de certains cas où des mesures de suspension et de retrait d’agréments d’assistantes maternelles se sont ultérieurement révélées comme étant infondées[39]. En outre, la responsabilité sans faute des autorités de police a été reconnue au regard de leur abstention à la fois pour assurer l’ordre public, et pour exécuter une décision de justice[40].
Ces prolongements sont l’occasion de souligner que l’arrêt Couitéas en lui-même n’évoque pas les adjectifs qualificatifs « spécial » et « anormal » du préjudice du requérant. Dans ses conclusions, le commissaire du gouvernement Rivet évoquait un « sacrifice exceptionnel[41] » ainsi qu’un « sacrifice trop lourd[42] » infligé à Monsieur Couitéas. Mais cette condition s’est imposée par la suite : dans les applications ultérieures de la jurisprudence Couitéas, le juge administratif a exigé que le requérant ait subi un préjudice anormal et spécial pour enclencher le mécanisme de responsabilité sans faute pour rupture de l’égalité devant les charges publiques[43]. La responsabilité sans faute de l’administration a été reconnue lorsque le refus de mener à son terme une expropriation cause un préjudice anormal et spécial[44]. A contrario, dans une affaire où un chasseur n’a pu vendre les sangliers issus de sa chasse en raison d’une épizootie de peste porcine, le juge administratif a considéré que le préjudice du chasseur n’était pas anormal, mais consistait en « aléa que doivent, en principe, supporter les titulaires de droit de chasse »[45].
B) Un prolongement à d’autres cas de responsabilité administrative sans faute pour rupture de l’égalité devant les charges publiques du fait d’une norme
Après le premier cas de reconnaissance par le juge administratif d’une responsabilité sans faute de l’État en raison d’une décision administrative individuelle régulière que constitue la jurisprudence Couitéas, le juge administratif a aussi admis ce même principe pour les décisions réglementaires régulières[46]. Cette responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques continuera d’être appréhendée dans de nouveaux cas de figure tout au long du XXème siècle, notamment pour les lois et les conventions internationales régulières.
Ce phénomène s’est produit dans la lenteur et la mesure : avant 2005, la responsabilité sans faute de l’État du fait de son activité normative n’a joué que quatre fois[47]. Dans le prolongement de la jurisprudence La Fleurette, le Conseil d’État juge, cette année-là, qu’il résulte des principes gouvernant l’engagement de la responsabilité sans faute de l’État que le silence d’une loi sur les conséquences que peut comporter sa mise en œuvre n’exclut pas, par principe, tout droit à réparation des préjudices que son application est susceptible de provoquer[48].
Cette évolution a été le terreau d’un certain flottement entre les expressions « préjudice grave et spécial » et « préjudice anormal et spécial »[49], suscitant un débat qui ne semble pas encore tranché. Le mouvement de prolongement a continué son cours, avec notamment l’arrêt Bizouerne du Conseil d’État[50] où ce dernier a considéré, à propos d’une loi favorisant la surpopulation d’oiseaux ichtyophages et causant un préjudice à l’exploitant d’une pisciculture, que les préjudices résultant des conséquences d’une loi ne doivent faire l’objet d’une indemnisation par l’État que lorsque, excédant les aléas inhérents à l’activité en cause, ils revêtent un caractère grave et spécial et ne sauraient, dès lors, être regardés comme une charge incombant normalement aux intéressés[51]. On finira en mentionnant l’admission de principe, en 2019 (en l’espèce, les demandes sont rejetées), d’une responsabilité de l’État du fait des lois sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques en raison de préjudices causés par l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel[52].
***
Malgré cet itinéraire tortueux, l’arrêt Couitéas montre une persistance au XXIème siècle – dans sa conception stricte – et figurera encore probablement parmi les Grands arrêts de la jurisprudence administrative. En tout état de cause, cent ans après qu’il ait été rendu, les parlementaires, au cours de leur réflexion sur ce qui deviendra la loi n° 2023-668 du 27 juillet 2023 visant à protéger les logements contre l’occupation illicite, se réfèrent encore explicitement à l’arrêt Couitéas[53]. Attachés à la possibilité d’apprécier d’éventuels troubles à l’ordre public susceptibles d’être engendrés par l’expulsion, ils suppriment l’amendement introduit par le Sénat qui créait une obligation au préfet de département d’appliquer une décision juridictionnelle d’expulsion dans un délai de sept jours[54]. Longtemps débattu, parfois rejeté, mais fréquemment réutilisé, l’arrêt du Conseil d’État du 30 novembre 1923 est encore d’actualité.
[1] CE, 30/11/1923, n° 38284, Couitéas, Lebon 789 ; D. 1923. 3. 59.
[2] Tribunal civil de Sousse, 13/02/1908.
[3] G. Koubi, in T. Perroud et al. (dir.), Les grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, LGDJ, Les grandes décisions, 2019, 561 p., p. 146.
[4] CE, 02/12/1927, Sieur Basilico Couitéas, Lebon 1159.
[5] CE, 06/11/1936, Héritiers Couitéas, D. 1937. 3. 56. Voir à ce sujet A. Jacquemet-Gauché, « La jurisprudence Couitéas : du mythe doctrinal à la réalité indemnitaire », AJDA 2014, p. 1821.
[6] T. Perroud et al. (dir.), Les grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, op. cit., p. 132.
[7] Note sous CE, 30/11/1923, D. 1923. 3. 62. Le Professeur Seiller rappelle que le doyen Hauriou avait dénoncé le fondement de la responsabilité sans faute, en faisant valoir qu’« en principe, on doit admettre, qu’en vertu de la loi et de la formule exécutoire des jugements, l’administration est obligée de prêter main-forte à l’exécution de ceux-ci, même manu militari ; en principe donc, il y a faute de sa part à refuser cette main-forte ». Le Professeur précise que sa conclusion, selon laquelle « on eût parfaitement compris et admis la thèse d’une faute de l’État dans ces conditions », est partagée par un très grand nombre d’auteurs, y compris à l’époque contemporaine (B. Seiller, « L’actualité de l’arrêt Couitéas », RFDA 2013, p. 1012). Voir aussi B. Camguilhem, Recherche sur les fondements de la responsabilité sans faute en droit administratif, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de Thèses, 2014, 490 p.
[8] A. Jacquemet-Gauché, « La jurisprudence Couitéas : du mythe doctrinal à la réalité indemnitaire », op. cit ; voir aussi L. Dutheillet de Lamothe, « Égalité devant les charges publiques et responsabilité des collectivités publiques », Justice et Cassation 2020, p. 65, où l’auteur précise que le législateur a supprimé la condition d’anormalité du préjudice.
[9] CE, 25/11/2009, Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales c/ Société Orly Parc, n° 323359, concl. J.-P. Thiellay, AJDA 2009. 2257 ; voir à ce sujet X. Bioy, « La dignité justifie-t-elle le refus de concours de la force publique pour expulser un locataire ? », AJDA 2010, p. 448.
[10] B. Seiller, « L’actualité de l’arrêt Couitéas », op. cit. ; J. Moreau, « Responsabilité administrative et sécurité publique : droit positif et perspectives d’évolution », AJDA 1999, p. 96.
[11] Cons. const., 29/07/1998, n° 98-403 DC, Rec. Cons. const. p. 276.
[12] ibid ; Voir aussi B. Seiller, « L’actualité de l’arrêt Couitéas », op. cit.
[13] CEDH 19/03/1997, Hornsby c/ Grèce , n° 18357/91, Recueil des arrêts et décisions 1997. II. 508 ; Actualité de la CEDH, AJDA 1997. 986 ; D. 1998. Jur. 74, note N. Fricero.
[14] X. Bioy, « La dignité justifie-t-elle le refus de concours de la force publique pour expulser un locataire ? », op. cit.
[15] ibid. Où l’auteur se réfère à CEDH 31/03/2005, Matheus c/ France, n° 62740/00, H. Périnet-Marquet, JCP N 2005, n° 49, p. 2013 ; Actualité de la CEDH, AJDA 2005. 1886.
[16] M. Long et al. (dir.), Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 23ème édition, 2021, 1081 p., qui se réfère à CEDH, 21/01/2010, Barret et Sirjean contre France (JCP Adm. 2010.2260, note Dieu).
[17] B. Seiller, « L’actualité de l’arrêt Couitéas », op. cit.
[18] CJCE, 09/12/1997, Commission c. France, aff. C-265/95.
[19] X. Dupré de Boulois, « Le fabuleux destin de l’arrêt Bitouzet », AJDA 2023 p. 933 ; et CE, sect., 03/07/1998, Bitouzet, n° 158592, Lebon 288. L’auteur fait référence à la volonté du législateur d’exclure le principe même d’une indemnisation sur le fondement de la responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques en application des jurisprudences La Fleurette et Couitéas.
[20] X. Dupré de Boulois, « Le fabuleux destin de l’arrêt Bitouzet », op. cit.
[21] TA Toulouse, 23/10/2009, n° 0602438.
[22] Voir X. Bioy, « La dignité justifie-t-elle le refus de concours de la force publique pour expulser un locataire ? », op. cit., où l’auteur précise notamment que « Le degré de l’atteinte à l’ordre public, pouvant justifier la dérogation à la séparation des pouvoirs, entre ici en ligne de compte ».
[23] Dans d’autres cas, le juge a choisi une autre approche, par exemple : CE, 5ème et 4ème sous-sections réunies, 30/06/2010, n° 332259, Lebon : « Considérant que toute décision de justice ayant force exécutoire peut donner lieu à une exécution forcée, la force publique devant, si elle est requise, prêter main forte à cette exécution ; que, toutefois, des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l’ordre public ou à la survenance de circonstances postérieures à la décision judiciaire d’expulsion telles que l’exécution de celle-ci serait susceptible d’attenter à la dignité de la personne humaine, peuvent légalement justifier, sans qu’il soit porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le refus de prêter le concours de la force publique ».
[24] X. Bioy, « La dignité justifie-t-elle le refus de concours de la force publique pour expulser un locataire ? », op. cit.
[25] ibid.
[26] ibid, où l’auteur fait référence aux conclusions du rapporteur public, Jean-Christophe Truilhé.
[27] A. Jacquemet-Gauché, « La jurisprudence Couitéas : du mythe doctrinal à la réalité indemnitaire », op. cit.
[28] ibid.
[29] ibid.
[30] G. Koubi, in T. Perroud et al. (dir.), Les grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, op. cit., p. 132, où l’auteure cite P. Frydman, RFDA 2013. Voir aussi M. Deguergue, Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit de la responsabilité administrative, LGDJ, Thèses, Bibliothèque de droit public, 1994, 906 p.
[31] P. Gonod, « La réception des arrêts par la doctrine juridique », RFDA 2013, p. 1007.
[32] CE, ass., 03/06/1938, n° 58698, Rec. p. 539.
[33] CE, ass., 14/01/1938, n° 51704, SA des produits laitiers « La Fleurette », Lebon 25.
[34] M. Long et al. (dir.), Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, op. cit, p. 245.
[35] ibid, p. 243.
[36] ibid, p. 245 ; CE, sect., 27/05/1977, SA Victor Delforge, n° 98122, 98123, Lebon 253.
[37] CE, 11/10/2023, Ministre de l’Intérieur, n°474491, tables.
[38] J-M. Adrien, « Responsabilité sans faute du fait de l’intervention de décisions administratives légales », AJDA 2005, p. 891.
[39] CAA Nancy, 3e ch., 06/01/2005, n° 00NC00262.
[40] CE, 30/09/2019, Ministre de l’Intérieur contre Compagnie la Méridionale, n° 416615.
[41] Conclusions du commissaire du gouvernement Rivet sur CE, 30/11/1923, n° 38284, Couitéas, p. 62.
[42] ibid, p. 63.
[43] CE, 14/03/1986, n° 40310, Commune de Gap-Romette, Lebon 74.
[44] CE, 23/12/1970, n° 73453, Électricité de France c/ Farsat, Lebon 790 ; AJDA 1971. 96, concl. J. Kahn. (voir à ce sujet F. Rombourg, « La responsabilité de l’administration en cas d’abandon de projets durant la phase de conception », AJDA 2023, n° 11, p. 534).
[45] CE, 22/02/2002, M. Michel, n° 224809.
[46] CE, sect., 22/02/1963, Commune de Gavarnie, Lebon 113.
[47] L. Dutheillet de Lamothe, « Égalité devant les charges publiques et responsabilité des collectivités publiques », op. cit.
[48] CE, 02/11/2005, Coopérative agricole Ax’ion, n° 266564, Lebon.
[49] L. Dutheillet de Lamothe, « Égalité devant les charges publiques et responsabilité des collectivités publiques », op. cit.
[50] CE, 01/02/2012, Bizouerne, n° 347205.
[51]C. Maugüé, « La responsabilité de l’État du fait des lois en cas de préjudice subi par un opérateur économique », AJDA 2014, p.118.
[52] CE, 24/12/2019, n° 425981, 425983 et 428162.
[53] Les parlementaires soulignent notamment que « les refus de concours de la force publique, particulièrement dommageables pour les propriétaires qui ne peuvent récupérer leur bien malgré une décision de justice en ce sens, ne sont pas rares : en 2019, selon la Cour de comptes, sur les 52 860 demandes de concours de la force publique instruites par les préfets, 17 652 ont été refusées explicitement ou implicitement ». Ils pointent du doigt le fait que l’indemnisation est loin d’être systématique, et le fait que « le montant des indemnisations est […] souvent fixé par voie amiable lors de négociations entre les services préfectoraux et le propriétaire et, bien qu’il existe de nos jours des modalités jurisprudentielles de calcul, leur manque de lisibilité peut potentiellement entraîner une inégalité de traitement selon les situations » (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion-eco/l16b1010_rapport-fond).
[54] Un article de la proposition de loi, l’article 1er C, a été finalement supprimé. Il était écrit comme suit : « Le présent article oblige le représentant de l’État dans le département à mettre en application dans un délai de sept jours, en ayant recours à la force publique, une décision juridictionnelle d’expulsion ». Dans le cadre de la Commission des affaires économiques sur la proposition de loi, les députés ont supprimé cet article, notamment parce qu’« il forçait la main au préfet pour procéder à l’expulsion, sans lui accorder la possibilité d’apprécier les éventuels troubles à l’ordre public susceptibles d’être engendrés par l’expulsion ou, le cas échéant, d’autres impératifs d’intérêt général qui pourraient légitimement s’interposer, privant donc l’État de la marge d’interprétation nécessaire pour une application appropriée du droit ». (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion-eco/l16b1010_rapport-fond) ; voir aussi la loi n° 2023-668, 27/07/2023 ; ainsi que G. Dumenil, « Logement – Loi visant à protéger les logements contre l’occupation illicite – De l’inflation législative à l’incohérence – Aperçu rapide », La Semaine Juridique Edition Générale n° 36, 11/09/2023, act. 990.
]]>Le terrain de discussion est intéressant et repose sur l’articulation de deux problématiques importantes de passation des contrats de la commande publique. Il est en effet tout à la fois question de définition du besoin et de critères de notation. La décision ne fait explicitement référence qu’au cadre législatif applicable à la définition du besoin en concession (article L. 3111-1 du Code de la commande publique). Á la différence de l’article L. 2111-1 du CCP applicable aux marchés publics le législateur n’a pas indiqué d’exigence de « précision » sur la définition de la nature et de l’étendue des besoins en matière de concession. Pour autant, le juge des référés précise que cette définition « doit apporter aux candidats (…) une information suffisante sur la nature et l’étendue des besoins à satisfaire. [… et] indiquer aux candidats les caractéristiques essentielles de la concession ». Dans le cas du Sénat, l’aspect litigieux de la définition du besoin était relatif aux modalités de répartition des créneaux. L’autorité concédante a construit un système à deux niveaux d’après lequel 25% du total devaient être réservé aux associations sportives du Sénat. Le reste des créneaux disponibles devaient être réparti en respectant l’attribution d’un minimum de 35% d’entre eux à la pratique libre et un maximum de 65% à l’enseignement. Il était donc par exemple possible de proposer 45% de créneaux dédiés à la pratique libre et 55% à l’enseignement tout en remettant une offre répondant au besoin du Sénat. Par ailleurs, le Sénat s’est appuyé sur trois critères de jugement pour l’attribution des offres à savoir l’intérêt du projet pour le jardin du Luxembourg et la vie locale, la robustesse de l’offre financière et enfin la qualité de l’organisation et l’exploitation.
L’intérêt de cette ordonnance nous paraît tenir dans l’articulation faite entre définition du besoin et critères de jugement. En effet, le juge des référés considère que « le choix offert aux candidats sur l’organisation de l’enseignement du tennis ne leur permettait pas de présenter des offres comparables au regard des trois critères de jugement ». L’argumentation met en évidence que des organisations variées, comme on en a donné un exemple plus haut, tout en répondant au besoin exposé pouvaient obtenir de mauvaises notes. Dans la présente espèce, c’est l’organisation des créneaux d’enseignement qui a soulevé discussion. Il était en effet possible pour le concessionnaire de mettre en place une école « internalisée » ou de confier les créneaux à des tiers déjà organisés. Les deux systèmes, indifféremment compatibles avec l’expression de besoin de l’autorité concédante, conduisaient cependant à l’obtention de notes différentes au regard de l’intégration dans la vie locale et du montant de redevance proposé. De ce fait, les offres présentées n’auraient pas été « comparables » compte tenu des critères de jugements retenus. On peut donc considérer que la combinaison d’un besoin insuffisamment défini avec un système de notation inadéquat a entrainé l’annulation de la procédure.
Le Code de la commande publique précise que les critères de notation doivent être « objectifs, précis et liés à l’objet du marché (article L. 3124-5 du Code de la commande publique) ». On a peu de mal à admettre que la fonction des critères de jugements consiste à rendre compte de la capacité d’une offre à répondre au besoin spécifié par l’autorité concédante ou le pouvoir adjudicateur. Par suite, on comprend que le juge administratif soit sévère à l’égard d’un système de notation conduisant à écarter un opérateur économique alors même que son offre répond au besoin.
Comme l’indique le site internet du tennis club du Luxembourg les terrains vont demeurer inaccessibles pour plusieurs mois encore. Malgré quelques articles dans la presse on ne sait pas si un pourvoi en cassation sera introduit[3].
[1] TA Paris, 08/06/2023, Société Paris Tennis, n° 2309069/3-5.
[2] CE., 10/07/2020, Société Paris Tennis, n° 434582, Lebon ; note N. Foulquier, RDI, 2020, p. 538.
[3] Voir par exemples : https://www.leparisien.fr/paris-75/a-paris-les-courts-de-tennis-du-jardin-du-luxembourg-ne-sont-pas-pres-de-rouvrir-08-06-2023-5TZRYWJKKZEHZD3T7K3EM3VAIE.php ou encore https://lemonde.fr/societe/article/2023/06/08/la-concession-des-courts-de-tennis-du-senat-annulee-par-le-tribunal-administratif_6176788_3224.html.
]]>Pour cause, l’étude de la distinction des recours en contentieux administratif conduit à retenir que, par principe, la contestation de décisions administratives à objet pécuniaire relève du recours de plein contentieux ou de pleine juridiction, puisqu’elle consiste pour les requérants à requérir la condamnation de l’administration au versement d’une somme d’argent, et non l’annulation pure d’un acte administratif.
Or à rebours de cette présentation classique, qui veut que les recours tendant à la condamnation de l’administration au versement d’une somme d’argent relèvent du recours de plein contentieux, la jurisprudence Lafage prévoit que la contestation de décisions à objet pécuniaire peut, en certains cas, faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Pour ce faire, le requérant doit alors requérir du juge l’annulation de la décision lui refusant une somme d’argent, et non la condamnation de l’administration à lui verser cette somme d’argent.
Ainsi il résulte de la jurisprudence Lafage qu’en fonction de la formulation de sa demande, le requérant pourra opter soit pour un recours pour excès de pouvoir, soit pour un recours de plein contentieux.
Si, en ouvrant la voie du recours pour excès de pouvoir à la contestation des décisions à objet pécuniaire, la jurisprudence Lafage a principalement été justifiée par la nécessité de permettre aux requérants d’échapper, notamment pour les litiges d’un faible montant, à l’obligation du ministère d’avocat qui prévaut en plein contentieux, elle n’en reste pas moins d’un maniement délicat.
Témoignant des subtilités inhérentes à la distinction des recours en contentieux administratif et à l’application de la jurisprudence Lafage, le Conseil d’Etat a récemment été saisi d’une demande d’avis en application de l’article L. 113-1 du Code de justice administrative (CE, avis, 25 mai 2023, n° 471035).
La Cour administrative d’appel de Versailles à l’origine de cette demande d’avis a premièrement interrogé le Conseil d’Etat sur le point de savoir quelle est la nature d’un recours dirigé contre une lettre informant un agent public que des retenues sur son traitement vont être effectuées en raison de l’exercice injustifié de son droit de retrait[2].
Pour répondre à cette question, le Conseil d’Etat commence tout d’abord par rappeler la règle issue de la jurisprudence Lafage, et selon laquelle « la nature d’un recours exercé contre une décision à objet pécuniaire est fonction […] tant des conclusions de la demande soumise à la juridiction que de la nature des moyens présentés à l’appui de ces conclusions ».
Le Conseil d’Etat rappelle ensuite que le principe issu de la jurisprudence Lafage se heurte aux recours qui revêtent « par nature le caractère d’un recours de plein contentieux ».
Cela renvoie aux recours qui, même s’ils sont relatifs à la contestation d’une décision ayant un objet pécuniaire, n’offrent pas aux requérants la possibilité d’opter pour un recours pour excès de pouvoir en formulant différemment leur demande.
Relèvent ainsi par nature du recours de plein contentieux, d’une part, la contestation de certaines décisions à objet pécuniaire que la loi fait relever du plein contentieux[3] et, d’autre part, la contestation de différentes décisions à objet pécuniaire, telles que les titres exécutoires[4] ou les ordres de versement[5], qui sont désormais confondus en une seule et même catégorie : les titres de perception. Dans le prolongement, le Conseil d’Etat considère également que le bénéfice de la jurisprudence Lafage doit être écarté pour la contestation de décisions qui sont assimilables à des titres de perception[6].
Toute la question était donc ici de savoir si la lettre informant un agent public que des retenues sur son traitement vont être effectuées, en raison de l’exercice injustifié de son droit de retrait, est au nombre des décisions à objet pécuniaire dont la contestation peut relever du recours pour excès de pouvoir, et non du recours de plein contentieux, en fonction de la formulation de la demande du requérant.
A cet égard, le Conseil d’Etat retient que « Si le recours dirigé contre un titre de perception relève par nature du plein contentieux, la lettre informant un agent public de ce que des retenues pour absence de service fait vont être effectuées sur son traitement ne peut à cet égard être assimilée à une telle décision lorsqu’elle ne comporte pas l’indication du montant de la créance ou qu’elle émane d’un organisme employeur qui n’est pas doté d’un comptable public. Des conclusions tendant à l’annulation de cette décision et du rejet du recours gracieux formé contre celle-ci doivent être regardées comme présentées en excès de pouvoir ».
Il faut donc en comprendre que la lettre informant un agent public que des retenues sur son traitement vont être effectuées, en raison de l’exercice injustifié de son droit de retrait, ne peut être assimilée à un titre de perception, si elle ne comporte pas le montant de la somme à prélever, ou si elle émane d’un organisme qui ne dispose pas d’un comptable public.
En pareil cas, sa contestation ne relève donc pas par nature du recours de plein contentieux, mais peut aussi relever du recours pour excès de pouvoir en application de la jurisprudence Lafage. Autrement dit, dès lors que la décision en cause n’est pas assimilable à un titre de perception, l’option offerte par la jurisprudence Lafage peut jouer pleinement.
Le Conseil d’Etat poursuit ensuite en relevant que « La circonstance que ce recours en annulation soit assorti de conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint à l’administration de rembourser la somme prélevée, qui relèvent du plein contentieux, n’a pas pour effet de donner à l’ensemble des conclusions le caractère d’une demande de plein contentieux ».
Sur ce point, le Conseil d’Etat ne fait que rappeler la jurisprudence selon laquelle les conclusions à fin d’injonction, qui résultent de la demande principale, ne sont pas de nature à conférer à l’ensemble de la demande le caractère d’un recours de plein contentieux[7].
Pour cause, bien que les conclusions à fin d’injonction relèvent du plein contentieux, elles ne doivent leur existence qu’à celle des conclusions au principal, et ne présentent donc qu’un caractère accessoire par rapport à ces dernières. Dès lors, elles n’ont pas pour effet de faire relever l’ensemble de la demande du plein contentieux puisque la nature du recours n’est déterminée qu’au regard de la demande principale.
Ainsi, les conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint à l’administration, à la suite de l’annulation de sa décision à objet pécuniaire, de rembourser la somme illégalement prélevée ne sont pas de nature à conférer à l’ensemble de la demande le caractère d’un recours de plein contentieux.
Tout l’intérêt de cette solution jurisprudentielle est de permettre de donner son plein effet à la décision d’annulation du juge en l’accompagnant d’une injonction de faire pour l’administration, sans que l’intérêt de la jurisprudence Lafage, qui consiste principalement à contourner l’obligation du ministère d’avocat, ne soit perdu.
Outre la question de la nature du recours, la Cour administrative d’appel avait secondement interrogé le Conseil d’Etat sur le point de savoir si l’erreur commise par le juge sur son office, en raison d’une méprise sur la nature du recours dont il est saisi, constitue un moyen d’ordre public susceptible d’être relevé d’office dans le cadre de l’exercice d’une voie de recours[8].
En réponse à cette seconde question, le Conseil d’Etat s’est borné à retenir que « Dans l’hypothèse où le juge a méconnu tout ou partie de son office en raison d’une erreur quant à la nature du recours concernant la lettre informant un agent public de ce que des retenues pour absence de service fait vont être effectuées sur son traitement, le moyen tiré de la méconnaissance de son office est d’ordre public ».
Le Conseil d’Etat reste donc ici plus ou moins fidèle à sa jurisprudence antérieure, dont il résultait que l’erreur commise par un juge sur l’étendue de ses pouvoirs, en raison de la méprise sur la nature du recours dont il est saisi, constitue un moyen d’ordre public[9].
Dans son avis, le Conseil d’Etat semble encore lier la commission d’une erreur par le juge sur la nature du recours dont il est saisi à la méconnaissance de son office. En d’autres termes, l’erreur sur la nature du recours implique a priori une méconnaissance de son office par le juge.
Pourtant, P. Ranquet, dans ses conclusions sur cet avis, suggérait au Conseil d’Etat d’apporter une réponse innovante à cette question en se fondant sur l’« office effectif » du juge. Ce dernier proposait en effet « d’apporter une opportune précision à la jurisprudence issue de la décision [Lipinski du 27 avril 2007], et ce en ajoutant que l’erreur commise par le juge sur la nature du contentieux doit être censurée d’office si elle a eu une incidence sur les réponses apportées aux conclusions et moyens dont il était saisi, ou du moins si elle est susceptible d’en avoir eu une »[10].
Pour P. Ranquet, il s’agirait de censurer d’office l’erreur commise par le juge sur la nature du recours dont il est saisi, seulement lorsque cette erreur peut avoir des conséquences concrètes sur l’issue du litige.
Si elle peut heurter les défenseurs de la distinction des recours en contentieux administratif, une telle proposition repose pourtant sur des arguments indéniables en ce qui concerne la contestation des décisions à objet pécuniaire.
D’une part, en ce qui concerne les règles qui leur sont applicables, les recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux ont connu au fil du temps un rapprochement. Notamment, alors que la jurisprudence Lafage était justifiée par la volonté de faire échapper certains litiges à l’obligation du ministère d’avocat, les recours de plein contentieux soustraits à cette obligation se sont multipliés, faisant alors perdre à la jurisprudence Lafage une partie de son intérêt[11].
D’autre part, dans le cadre de la contestation d’une décision à objet pécuniaire, la saisine du juge de l’excès de pouvoir ou du plein contentieux peut avoir la même issue. Comme le relève P. Ranquet, « l’une comme l’autre voie permet d’examiner l’ensemble des questions de légalité de la décision de retenue, y compris de légalité externe ; combinée à l’injonction de restituer les retenues, leur annulation aura le même effet qu’on annule en excès de pouvoir la décision proprement dite ou la lettre à l’agent concerné assimilée à un titre de perception ».
Sans reprendre clairement les termes de son rapporteur public et en continuant de lier, par principe, l’erreur sur la nature du contentieux à la méconnaissance de l’étendue de son office par le juge, le Conseil d’Etat a vraisemblablement souhaité sauver les apparences de la distinction des recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux.
Pour autant, et même si elle y paraît favorable, sa formule ne résout pas clairement la question de savoir si le juge doit censurer d’office l’erreur sur la nature du contentieux, même si elle n’a pas pour autant eu pour effet de conduire le juge à méconnaître son office ou qu’elle n’a pas eu d’incidence sur l’issue du litige…
[1] CE, 8 mars 1912, Lafage, Lebon p. 348.
[2] En l’espèce, il était question d’un agent de la Poste qui avait fait valoir son droit de retrait lors des premières semaines de la pandémie de Covid-19, estimant alors que sa situation de travail l’exposait à un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé. Son employeur ayant toutefois considéré que la situation n’exposait pas son agent à un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, il lui a adressé une lettre annonçant que des retenues sur son traitement seraient réalisées pour service non fait.
[3] Il en va par exemple ainsi de la contestation des sanctions pécuniaires infligées par certaines autorités administratives indépendantes. Voir notamment, à ce titre, l’article L. 311-4 du Code de justice administrative.
[4] CE, sect., 27 avril 1988, Mbakam, Lebon p. 172 ; AJDA 1988, p. 438, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffre.
[5] CE, sect., 23 décembre 1988, Cadilhac, Lebon p. 465 ; AJDA 1989, p. 254, concl. M. Fornacciari.
[6] Voir notamment CE, avis, 25 juin 2018, n° 419227. Par cet avis, après avoir considéré que « La lettre par laquelle l’administration informe un militaire qu’il doit rembourser une somme indûment payée et qu’en l’absence de paiement spontané de sa part, un titre de perception lui sera notifié, est une mesure préparatoire de ce titre, qui n’est pas susceptible de recours », le Conseil d’Etat a retenu que « La lettre par laquelle l’administration informe un militaire qu’il doit rembourser une somme indûment payée et qu’en l’absence de paiement spontané de sa part, cette somme sera retenue sur sa solde est, en revanche, une décision susceptible de faire l’objet d’un recours de plein contentieux ».
[7] CE, sect., 9 décembre 2011, Marcou, Lebon p. 616, concl. R. Keller ; Dr. adm. 2012, 19, note F. Melleray.
[8] Pour rappel, un moyen d’ordre public est un moyen que les parties peuvent soulever à tout moment de la procédure ou, à défaut, que le juge doit relever d’office, c’est-à-dire sans qu’il soit besoin pour les parties de le soulever.
[9] CE, 27 avril 2007, Lipinski, Lebon T. p. 1046.
[10] https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CRP/conclusion/2023-05-25/471035?download_pdf
[11] Voir l’article R. 431-3 du Code de justice administrative.
]]>Un exemple simple permet d’expliciter l’intuition du mécanisme. Imaginons une opération combinée visant à installer des panneaux photovoltaïques sur des toitures de bâtiments publics et à installer des éclairages LED dans ces mêmes bâtiments. Les panneaux permettraient à titre principal de faire de l’autoconsommation c’est-à-dire à l’administration d’utiliser directement l’électricité produite. L’ensemble de ces opérations doit conduire à une diminution des coûts de fluide pour la personne publique à compter de leur livraison. Le paiement de ces travaux par l’administration contractante ne débute alors qu’à compter de cette livraison par dérogation au principe d’interdiction du paiement différé dans les marchés publics[3]. L’économie réalisée par la réduction de la facture énergétique sert ainsi au paiement des travaux qui l’ont rendue possible. Si on élargit l’exemple à un programme de travaux plus global combinant l’éclairage intérieur à l’éclairage extérieur ainsi qu’à l’isolation des bâtiments une importante économie peut être envisagée.
La dérogation à l’interdiction du paiement différé et le recours à un marché global de performance ont pour finalité de subordonner la dépense publique à la réalisation de l’objectif convenu à la conclusion du contrat. Pour rappel, l’article L. 2171-3 du Code de la commande publique définit le contrat de performance énergétique comme un contrat associant « l’exploitation ou la maintenance à la réalisation ou à la conception-réalisation de prestations afin de remplir des objectifs chiffrés de performance. Ces objectifs sont définis notamment en termes de niveau d’activité, de qualité de service, d’efficacité énergétique (…) Le marché global de performance comporte des engagements de performance mesurables ». Par le recours à un tel outil, la personne publique doit être en position de bénéficier d’une garantie sur la réduction de ses consommations de fluides. Plusieurs caractéristiques du régime rapprochent cette expérimentation valable cinq ans des contrats de partenariat. Outre le recours au paiement différé on retrouve en effet l’exigence d’une étude préalable[4] ainsi qu’une étude de soutenabilité budgétaire[5]. L’étude préalable doit être également présentée à la Mission d’appuie au financement des infrastructures mise en place en 2016[6]. Sous réserve des précisions devant être apportées par voie règlementaire, l’étude préalable doit « démontrer l’intérêt du recours à un tel contrat. [Par suite] La procédure de passation de ce marché ne peut être engagée que si cette étude préalable démontre que le recours à un tel contrat est plus favorable que le recours à d’autres modes de réalisation du projet, notamment en termes de performance énergétique. Le critère du paiement différé ne peut à lui seul constituer un avantage »[7].
Un tel dispositif présente toutes les apparences d’un outil miraculeux au service de la performance énergétique des bâtiments publics. Toutefois, par analogie avec les contrats de partenariat, il y a un enjeu fort dans la préparation de la conclusion du contrat, des objectifs de performance et des coûts associés. L’article 1er de la loi précise d’ailleurs utilement que le montant doit inclure « Les coûts d’investissement, notamment les coûts d’étude et de conception, les coûts de construction, les coûts annexes à la construction et les frais financiers intercalaires ; Les coûts de fonctionnement, notamment les coûts d’entretien, de maintenance et de renouvellement des ouvrages et des équipements ; Les coûts de financement ; Le cas échéant, les revenus issus de l’exercice d’activités annexes ou de la valorisation du domaine ». Cette approche rigoureuse sur les coûts est inséparable d’une approche au moins aussi rigoureuse des objectifs de performance à atteindre et des conditions de leur réalisation. Par ailleurs, d’un point de vue contractuel il y a un enjeu d’équilibre entre la nécessité de fixer en amont des objectifs de performance précis et contraignants (Par exemple des niveaux de consommation en kilowatt-heure) et celle de bénéficier d’une souplesse de nature à permettre aux contrats de s’adapter à des paramètres imprévus. De tels imprévus peuvent être liés à l’évolution des besoins de confort de l’administration contractante, de variables non prises en comptes ou encore d’évolutions d’usages dans le temps. Un tel équilibre est par ailleurs à construire sous la contrainte, désormais bien connue, du caractère non substantiel d’une telle modification[8].
Cette expérimentation marque une nouvelle étape importante du verdissement de la commande publique. Force est de constater le renouvellement de l’outil contractuel dans sa fonction d’outil au service d’une politique publique, dans le cas présent de sobriété énergétique et budgétaire. Il s’agit également d’une occasion d’intrication renforcée des contrats de performance énergétique et de la commande publique[9].
[1] Loi n° 2023-222 du 30 mars 2023 visant à ouvrir le tiers financement à l’Etat, à ses établissements publics et aux collectivités territoriales pour favoriser les travaux de rénovation énergétique, JORF, 31/03/2023, Texte n° 2.
[2] CMP, 09/03/2023, Assemblée nationale n° 942, Sénat n° 421, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/574/l16b0942_rapport-fond.pdf.
[3] Loi n° 2023-222 du 30 mars 2023, art. 1er, al. 1.
[4] Loi n° 2023-222 du 30 mars 2023, art. 2 IV.
[5] Idem, art. 2 V.
[6] Décret n° 2016-522 du 27 avril 2016 relatif à la mission d’appui au financement des infrastructures, JORF, 29/04/2016, n° 0101.
[7] Loi n° 2023-222 du 30 mars 2023, art. 2 IV.
[8] Code de la commande publique, art. L. 2194-1.
[9] Les contrats de performance énergétique, Rapport à Madame Nathalie Kosciusko-Morizet, Ministre de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement, Mars 2011, https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/dgaln-rapport%2520ortega-CPE.pdf.
]]>Pour ceux qui en douteraient encore, les conditions de détention dans les prisons françaises sont loin d’être satisfaisantes[1]. Elles sont d’ailleurs à l’origine d’un contentieux important devant le juge administratif, qui n’est pas sans conséquence sur les règles applicables à la procédure administrative contentieuse.
Il y a un an déjà, une chronique du Blog avait été consacrée à une évolution du contentieux administratif des conditions indignes de détention, avec la mise en place d’un aménagement de la charge de la preuve au profit des détenus[2]. Cette fois, la chronique de ce mois d’avril est consacrée à une nouvelle évolution du contentieux administratif induite par le contentieux des conditions indignes de détention.
En l’espèce, par une décision du 11 février 2022, le Conseil d’Etat avait prononcé une astreinte à l’encontre de l’Etat à un taux de 1000 euros par jour de retard si, dans le délai d’un mois à compter de la notification de cette décision, il n’était pas procédé à l’exécution des injonctions prononcées par une ordonnance du juge des référés du Tribunal administratif de Nouméa du 19 février 2020, ainsi que par une décision du Conseil d’Etat du 19 octobre 2020[3].
Témoignant de la difficulté des conditions de détention au centre pénitentiaire de Nouméa, il avait ainsi été ordonné à l’Etat de faciliter l’accès des personnes détenues aux téléphones mis à leur disposition, de résorber l’insalubrité des points d’eau et des sanitaires du quartier des mineurs, d’assurer le suivi des personnes détenues par un médecin addictologue, de procéder au remplacement des fenêtres cassées ou défectueuses, de distribuer gratuitement des produits répulsifs aux personnes détenues dans des cellules infestées et d’installer des moustiquaires dans lesdites cellules et les salles d’enseignement.
Les mesures ainsi enjointes n’ayant pas toutes été exécutées en temps voulu, le Conseil d’Etat a été saisi sur le fondement de l’article L. 911-7 du Code de justice administrative (CJA), afin qu’il procède à la liquidation de l’astreinte prononcée par sa décision du 11 février 2022.
A cette occasion, le Conseil d’Etat va commencer par rappeler que si le juge de l’exécution est habilité à modérer voire à supprimer l’astreinte au moment de sa liquidation, même en cas d’inexécution constatée, compte tenu des diligences accomplies par l’administration en vue d’assurer l’exécution de la chose jugée, il n’a toutefois pas le pouvoir de remettre en cause les mesures figurant dans le dispositif de la décision dont l’exécution est demandée[4].
A cette règle générale, le Conseil d’Etat y ajoute ensuite un nouveau tempérament en retenant que « si l’administration justifie avoir adopté, en lieu et place des mesures provisoires ordonnées par le juge des référés, des mesures au moins équivalentes à celles qu’il lui a été enjoint de prendre, le juge de l’exécution peut, compte tenu des diligences ainsi accomplies, constater que l’ordonnance du juge des référés a été exécutée ».
Il en résulte donc qu’une décision juridictionnelle peut être considérée comme ayant été exécutée, même si les mesures qu’elle ordonne n’ont pas été adoptées, s’il est justifié que des mesures au moins équivalentes ont bien été prises.
Cela permet donc à l’administration de recouvrer une certaine marge de manœuvre pour l’exécution des décisions juridictionnelles, en pouvant adapter au besoin les mesures ordonnées aux réalités du terrain, et ce sans avoir besoin de saisir le juge afin qu’il modifie les mesures qu’il a ordonnées. En retour, l’administration devra toutefois apporter la preuve de l’efficience des mesures prises, dont l’efficacité doit être au moins égale à celle des mesures ordonnées par le juge.
Ainsi, pour l’application à l’espèce, le Conseil d’Etat va tout d’abord commencer par relever qu’une majeure partie des mesures enjointes à l’Etat « ont été exécutées ou sont en cours d’exécution ». Il poursuit ensuite en relevant que l’installation de moustiquaires dans les salles d’enseignement, qui aurait dû être réalisée dès le 12 mars 2022 sous peine d’astreinte, n’a pas été effectuée. Le Conseil d’Etat relève néanmoins qu’à la place de moustiquaires, l’administration a procédé à l’installation d’une climatisation dans les salles d’enseignement. Cela étant, cette dernière n’apporte pas la preuve que l’installation de climatiseurs dispose d’effets au moins équivalents sur les moustiques que les moustiquaires. Faisant alors application de la règle qu’il vient nouvellement de dégager, le Conseil d’Etat considère que l’Etat ne peut être regardé comme ayant pleinement exécuté les mesures résultant de l’ordonnance du juge des référés du 19 février 2020.
En conséquence, il estime donc qu’il y a lieu de procéder à la liquidation provisoire de l’astreinte[5], dont le produit est reversé à la Section française de l’OIP, qui est ici le bénéficiaire de la décision dont l’exécution est exigée sous astreinte.
Quant au montant de cette astreinte provisoire, dont le taux avait été initialement fixé à 1000 euros par jour de retard, le produit de sa liquidation pour une inexécution de plus d’un an aurait normalement dû dépasser les 300 000 euros. Cependant, eu égard aux diligences accomplies par l’administration, qui sans procéder à l’installation de moustiquaires a tout de même mis en place une climatisation dans les salles d’enseignement, le Conseil d’Etat décide d’en modérer le montant en fixant la somme due par l’Etat à 10 000 euros.
[1] Voir notamment, pour un aperçu, J.-J. Hyest et G.-P. Cabanel, Les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France, Rapport de la commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France, 29 juin 2000 (rapport disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www.senat.fr/rap/l99-449/l99-449.html).
[2] Voir https://blogdroitadministratif.net/2022/04/01/face-aux-conditions-indignes-de-detention-le-conseil-detat-allege-la-charge-de-la-preuve-pesant-sur-les-personnes-detenues/
[3] Pour rappel, le juge administratif dispose d’une habilitation générale à prononcer des astreintes et des injonctions à l’encontre des personnes publiques depuis, respectivement, la loi n° 80-539 du 16 juillet 1980 et la loi n° 95-125 du 8 février 1995.
[4] Voir déjà en ce sens, en ce qui concerne les pouvoirs du juge de l’exécution saisi sur le fondement de l’article L. 911-4 du CJA, CE, 3 mai 2004, Magnat, n° 250730, Lebon T. pp. 838-841, et s’agissant des pouvoirs du juge de l’exécution saisi d’une demande de liquidation d’une astreinte sur le fondement de l’article L. 911-7 du CJA, CE, réf., 5 septembre 2011, Ministre de l’Intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration c/ et autres, n° 351710 et autres, Lebon T. pp. 1081-1093 et CE, 3 décembre 2015, Association musulmane El Fath et autres, n° 394333, Lebon T. pp. 807-826.
[5] Le caractère provisoire de la liquidation de l’astreinte signifie que face à une inexécution persistante d’une décision de justice, le juge peut décider de liquider le montant de l’astreinte déjà dû au titre du retard accumulé. En revanche, en ce cas, la liquidation de l’astreinte ne vaut que pour le retard d’inexécution déjà constaté, et n’a donc pas pour effet de libérer la personne qu’elle vise de son astreinte. Ainsi, tant que cette dernière ne se sera pas exécutée, le juge pourra procéder à une nouvelle liquidation de l’astreinte.
]]>Jacques Bouveresse, La force de la règle Wittgenstein et l’invention de la nécessité, Les éditions de Minuit, 1987, p. 14.
Le mercredi 22 février dernier était publié sur ce même blog un intéressant article de Sacha Sydoryk portant sur les inquiétudes académiques associées à l’usage de Chat GPT à l’Université. Dérogeant un peu à la ligne éditoriale établie pour ces chroniques « d’actualité » on se propose de discuter avec cet article, tout du moins avec certaines des thèses qui y sont mises en avant en partageant quelques intuitions juridiques et d’autres moins juridiques à propos des usages de cet agent conversationnel reposant sur une IA. Dans le milieu de l’enseignement, l’angoisse immédiatement exprimée avait comme objet la possibilité d’en faire un outil de triche indétectable. Par une telle propriété, on entend le fait pour une production estudiantine d’avoir été composée essentiellement par cet outil sans qu’il soit possible d’en faire le constat à la seule lecture. L’appréciation de la qualité de la production de langage proposée par Chat GPT a déjà fait l’objet d’une analyse rigoureuse par Sacha Sydoryk dans son article. Par suite, en l’état actuel de la technique informatique, Chat GPT ne produit pas de travaux qualitatifs comme l’a bien montré l’auteur susmentionné. Toutefois, il faut admettre que les codes grammatologiques et syntaxiques sont correctement mis en œuvre ce qui n’est pas toujours le cas des travaux estudiantins, même pour les très bons d’entre eux. Ajoutons pour nuancer que si les productions de Chat GPT ne sont pas remarquables de qualité elles sont passables. Un exemple très médiatisé à Lyon[1] a révélé que des travaux remis avait été évalués au-dessus de la moyenne. L’article en référence évoque même le fait que « Cette pratique n’étant pas interdite, les sept étudiants ont reçu la note de 11,75/20 pour ces devoirs tout de même bien rédigés ». Il est ici difficile de suivre l’auteur de l’article et on a du mal d’ailleurs à savoir si c’est lui ou l’enseignant qui est à l’origine de cette thèse selon laquelle le recours à Chat GPT pour la rédaction d’un devoir maison ne serait pas interdite.
On peut rappeler que la sanction de la fraude à l’Université est encadrée par les articles R. 811-10 et suivants du Code de l’éducation. Á ce titre, le Code de l’éducation ne prévoit pas de définition précise de la fraude mentionnée au 1° de l’article R. 811-11 du Code de l’éducation. Les Universités définissent par suite au sein de leurs instances et dans le cadre défini par la loi les pratiques susceptibles de relever d’un acte de fraude. Il peut s’agir de triche comme l’utilisation d’un téléphone pendant un examen alors que c’est interdit, l’usage d’antisèche, la communication avec les autres étudiants ou encore la fourniture d’un document falsifié à l’inscription.
On ne risquera pas une définition de synthèse de la fraude, inexistante en droit positif, mais on peut mettre en évidence quelques intuitions notionnelles. Le dictionnaire Cornu distingue trois sens dont un est présenté comme général. Ce dernier propose d’envisager la fraude comme la mauvaise foi, la tromperie, ou encore l’action accomplie dans le dessein de préjudicier à des droits que l’on doit respecter. Le deuxième sens envisage la fraude comme un agissement illicite par l’emploi de moyens illégaux et enfin le dernier sens propose une approche légèrement distincte de la deuxième en considérant la fraude comme l’agissement illicite par l’emploi de moyens réguliers. Dans ce dernier cas il s’agirait notamment d’un acte régulier en soi mais accompli dans l’intention d’éluder une loi impérative ou prohibitive[2]. Si ces éléments ne font pas formellement partie du droit positif, ils composent assurément l’imaginaire interprétatif des acteurs confrontés à des actes dont ils doivent décider s’ils relèvent de la catégorie de fraude. Par suite, on peut retenir quelques traits caractéristiques susceptibles de justifier de retenir la qualification de fraude à savoir les idées de tromperie, d’indifférence éventuelle pour le caractère régulier du moyen utilisé ou enfin l’illicéité du moyen ou du résultat obtenu au regard des règles qui auraient dû en contraindre l’obtention.
Le Code de l’éducation précise une procédure lorsque les faits sont constatés lors d’examen ou concours (R. 811-12 du Code de l’éducation). Le cas des devoirs maison intégrant le contrôle continu entrent bien dans le champ de l’article R. 811-11 1° mais ne font pas l’objet d’une procédure aussi détaillée. Le cas le plus fréquent de fraude à ces occasions est évidemment le plagiat lequel consiste à s’approprier, sans référence des idées qui ne sont pas les siennes. Toutefois, il faut relever que le Code de l’éducation ne vise pas le plagiat mais bien la fraude comme acte justifiant l’engagement de poursuite par une section disciplinaire de sorte que d’autres types d’actes pourraient être qualifiés de fraude sans relever du plagiat. Ajoutons incidemment que l’article L. 241-2 du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) évoque les actes obtenus par fraude. Assurément, il n’est pas difficile d’affirmer qu’un diplôme obtenu par le moyen d’un ou plusieurs actes de triches et/ou de plagiats peut-être analysé comme un acte obtenu par fraude[3]. La Cour administrative d’appel de Marseille a ainsi pu préciser au visa de l’article L. 241-2 du CRPA que « la fraude ne peut résulter que du comportement du bénéficiaire d’une décision qui trompe l’administration sur sa situation véritable pour obtenir une décision en sa faveur »[4]. On retrouve le caractère de tromperie évoqué plus haut permettant d’analyser certaines hypothèses d’usages d’un agent conversationnel.
Dans le cas de Chat GPT, la discussion n’est pas aisée mais à notre sens peu différente de cas plus ordinaires de plagiats tout en soulevant par suite des questions pédagogiques du type de celles évoquées dans l’article de Sacha Sydoryk[5]. Dans une première hypothèse imaginons le cas d’un travail consistant en un copier-coller pur et simple de réponses apportées par Chat GPT, en somme assez analogues au copier-coller de sites web bien connus des enseignants et enseignantes en droit (La toupie, fallaitpasfairedudroit, village justice etc.). Il semble peu difficile de considérer qu’un tel cas relève d’une pratique frauduleuse. La part de production personnelle est suffisamment proche de zéro pour que l’ensemble puisse être considéré comme un plagiat suivant une approche objective. Il reste ensuite tout un dégradé de pratiques auxquelles les enseignants sont déjà confrontés et qui peuvent être considérées comme des cas difficiles : reprendre des idées et développer à partir d’elles, utiliser Chat GPT pour délimiter un sujet en lui posant des questions, reformuler les réponses apportées pour rédiger des paragraphes au moins formellement harmonisés etc. Toutes ces pratiques sont déjà une réalité avec les sites évoqués mas également avec des sources sérieuses comme le fait de reprendre une note de jurisprudence publiée pour un commentaire d’arrêt, des morceaux d’articles pour une dissertation etc. La réflexion pourrait même être prolongée en intégrant les accompagnements privés qu’ils soient institutionnalisés dans des prépas ou par le biais de cours particuliers.
Il nous semble que la réponse ne saurait être ici purement répressive sans quoi elle serait assurément un coup d’épée dans l’eau. En effet, la perspective d’une réflexion pédagogique suggérée par Sacha Sydoryk nous paraît tout à fait intéressante. Il serait même envisageable de jouer sur un point faible désormais bien connu du public. Dans leur article publié sur le site du Wall Street Journal[6], Henry Kissinger, Eric Schmidt et Daniel Huttenlocher rappellent l’existence « d’hallucinations » ou encore de « Stochastic parroting »[7]. Ces termes caractérisent le fait pour ces outils de parfois « makes up facts to provide a seemingly coherent answer »[8]. Les auteurs ont ainsi fait l’expérience de demander six articles d’Henry Kissinger lui ayant servi à répondre à une question qui lui avait été préalablement posée sur ce que pense Henry Kissinger de l’intelligence artificielle. Sur les six références proposées par Chat GPT seule une était un véritable article d’Henry Kissinger. Jouant sur le renversement épistémologique que représenterait un tel outil d’après les auteurs, un travail d’analyse critique pourrait être demandé aux étudiants façon jeu des sept erreurs. Sans même chercher à piéger Chat GPT la discussion sur la production de tels agents conversationnels est l’occasion d’un travail stimulant. Il ne s’agit en somme que d’un ajustement de nos petits jeux de langage académiques en vue de préserver l’examen des qualités intellectuelles estudiantines lesquelles consistent toujours à savoir restituer un raisonnement articulé dans un langage clair, à comprendre un problème etc.
Comme souvent pour les usages numériques, la problématique paraît moins relever des normes applicables que des conditions de leur efficacité réelle. Ainsi, la possibilité de sanctionner un usage abusif de Chat GPT ne résout notamment pas le problème de la détection dudit usage en particulier au regard de la qualité formelle des productions de langage de cet outil. Il s’agit d’un terrain de discussion sur lequel il conviendrait plutôt d’inviter des spécialistes d’informatique, des linguistes et des sociologues dans le but d’améliorer notre compréhension du fonctionnement de ces agents conversationnels. Peut-être serait-il possible de détecter un style d’écriture qui leur serait propre ?
[1] « 50 % des étudiants écrivent leur devoir grâce à ChatGPT : leur professeur de Lyon découvre la triche » ,Ouest France, 12/01/2023, https://www.ouest-france.fr/auvergne-rhone-alpes/lyon-69000/50-des-etudiants-ecrivent-leur-devoir-grace-a-chatgpt-leur-professeur-de-lyon-decouvre-la-triche-2eee1c62-927e-11ed-a40e-faa12f25a17d
[2] Gérard Cornu & Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, PUF, 9ème éd., 2011, p. 477-478.
[3] Sur la qualification juridique du diplôme voir par exemples : CAA Versailles, 10 septembre 2015, N° RG 12/03213, Roger M ; CAA Versailles, 6 avril 2021, N° RG 20/04602, D. A.
[4] CAA Marseille, 19/11/2021, n° 19MA03332, SARL Guignard Promotion.
[5] S. Sydoryk, article précité, https://blogdroitadministratif.net/2023/02/22/chatgpt-a-la-faculte-de-droit-le-spectre-conjure-dune-triche-massive/.
[6] Henry Kissinger, Eric Schmidt et Daniel Huttenlocher, « ChatGPT Heralds an Intellectual Revolution », 25/02/2023, The Wall Street Journal, en ligne : https://www.wsj.com/articles/chatgpt-heralds-an-intellectual-revolution-enlightenment-artificial-intelligence-homo-technicus-technology-cognition-morality-philosophy-774331c6.
[7] N’étant pas spécialiste, nous ne prenons pas le risque de traduire avec maladresse, Deepl propose « le perroquet stochastique ».
[8] Nous traduisons : « de fabriquer des faits pour apporter une réponse apparemment cohérente ». Les exemples sont désormais nombreux et les spécialistes s’amusent à faire produire de telles erreurs à Chat GPT depuis en les partageant sur les réseaux sociaux.
]]>