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05 12 2023

L’affaire Éric Dupond-Moretti et les tribulations de la pénalisation de la vie politique sous la Ve République

Réflexions sur la responsabilité politique à partir de l’arrêt de la Cour de justice de la République du 29 novembre 2023

« La démocratie moderne affirme de façon irréversible la légitimité du débat portant sur la distinction du légitime et de l’illégitime[1] »

À n’en pas douter, l’arrêt du 29 novembre 2023 rendu par la Cour de justice de la République (ci-après CJR) relaxant le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti du chef de prise illégale d’intérêts sera de ceux étudiés au sein des amphithéâtres par les étudiants en droit au cours des prochains mois. Il pourra l’être sous l’angle du droit pénal ; c’est d’ailleurs sur ce terrain que nous mène spontanément la révélation de la décision rendue. Il pourra également l’être à travers le prisme de la déontologie[2] ; mais il le sera aussi dans la perspective du droit constitutionnel stricto sensu, en particulier lorsqu’il s’agira d’aborder la thématique, centrale pour la discipline, de la responsabilité des gouvernants[3]. À ce titre, si le contenu même de la décision est d’un grand intérêt, elle est surtout l’occasion de tirer quelques enseignements de l’affaire en général. En d’autres termes, ce sont moins les motifs que le sens de la décision et le contexte général dans lequel s’est inscrite cette affaire qui intéressent le constitutionnaliste, à l’heure du bilan des deux années de procédures ayant conduit à la neuvième décision rendue par la juridiction créée en 1993[4]. Ce bilan est d’autant plus utile à dresser que les premières réactions des politiques à l’égard de cette décision témoignent d’une forme d’inculture constitutionnelle : l’échec de la condamnation du ministre serait celui de la CJR et son remplacement par les juridictions de droit commun est appelé des vœux de beaucoup d’entre eux[5]. Le débat se porte alors sur les modalités de la responsabilité pénale des ministres et l’issue du procès du garde des Sceaux nous conduirait à choisir entre le maintien de la CJR et le renforcement de la pénalisation des actes des ministres. L’absence de condamnation du ministre de la Justice a ainsi pour effet de nourrir le discours prônant la pénalisation de l’action publique là où il devrait, à notre avis, au contraire, en montrer les limites et ouvrir le débat de la responsabilisation politique[6]. À ce titre, il nous semble qu’en se focalisant sur la meilleure manière de traduire les politiques devant les tribunaux du fait des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions, l’on se détourne du vrai problème tout en contribuant à l’aggraver. Du point de vue constitutionnel, le véritable échec de l’affaire Dupond-Moretti n’est pas celui de la CJR (dont on conviendra qu’elle est marquée du sceau de l’ « inutilité[7] ») mais bien celui de la responsabilité politique.

Rappelons ce qui doit l’être sur le contexte processuel de l’affaire : le garde des Sceaux a été traduit devant la CJR dans une affaire relative à des enquêtes administratives qu’il a contribué à diligenter contre des magistrats, alors même qu’il avait été mêlé à cette affaire en sa qualité d’avocat avant d’entrer au Gouvernement. À la suite de plaintes d’associations de lutte contre la corruption et de syndicats de magistrats contre le ministre, transmises par la Commission des requêtes de la CJR au Procureur général près la CJR par décision du 8 janvier 2021, la commission d’instruction de la CJR saisie par ce dernier avait renvoyé le ministre devant la formation de jugement de la CJR par arrêt du 3 octobre 2022. Elle estimait qu’il résultait de l’information judiciaire des « charges suffisantes contre M. Éric Dupond-Moretti d’avoir […] en sa qualité de ministre de la Justice […], à compter du 6 juillet 2020, sciemment pris, reçu ou conservé, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou une opération quelconque sur laquelle il exerçait un contrôle au moment des actes posés, en particulier sur la discipline des magistrats[8] ».

Statuant à la suite d’un procès particulièrement médiatisé, la CJR a relaxé le ministre estimant que si l’élément matériel de la prise illégale d’intérêts était bien constitué, son élément intentionnel ne l’était pas[9]. Mis hors de cause dans cette affaire, le ministre a été maintenu dans ses fonctions. C’est ici que surgit la question de sa responsabilité politique que l’on voudrait mettre en évidence : si l’affaire montre bien une chose, c’est que la responsabilité politique en France sous la VRépublique est à la fois particulièrement lacunaire (c’est ici plutôt une confirmation qu’une révélation), mais qu’en outre elle est d’une grande incohérence.

Il s’agit plus exactement de discuter de ce que dit l’affaire dans son ensemble de l’état de la responsabilité politique en France et d’étayer la thèse selon laquelle cette affaire révèle finalement une pratique du régime en contradiction avec les principes fondateurs du régime politique de la Ve République. Cette thèse implique d’abord de démontrer que les actes en cause du ministre étaient soumis à une exigence constitutionnelle de reddition des comptes (I) ; elle suggère en outre que l’absence de contrôle politique en l’espèce est préjudiciable à la légitimité du ministre et de son Gouvernement (II) ; elle conduit enfin à proposer quelques évolutions permettant d’aligner le cadre juridique de la responsabilité des membres du gouvernement avec les principes fondateurs de la Constitution de la Ve République (III).

I. Une affaire soumise à une exigence constitutionnelle de contrôle politique

Si en droit constitutionnel français les ministres sont pénalement responsables des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions, cela ne les exonère pas de rendre politiquement des comptes, au contraire (1). Les faits incriminés auraient normalement dû s’inclure dans cette perspective (2).

1. Le principe constitutionnel de la responsabilité politique des membres du gouvernement

La responsabilité politique, c’est-à-dire l’obligation pour les titulaires d’un pouvoir politique de rendre des comptes, s’inscrit dans le cadre de deux principes matriciels du régime politique de la Ve République : celui de la démocratie représentative et celui du régime parlementaire formant ce que l’on nomme communément la démocratie parlementaire.

La question de la démocratie représentative traite, d’une part, de l’exercice du pouvoir dans sa dimension verticale, c’est-à-dire du lien entre les citoyens-gouvernés et leurs représentants-gouvernants. La représentation repose sur l’idée d’une dissociation-unification entre les gouvernés et les gouvernants : dissociation parce que ce ne sont pas les gouvernés qui exercent le pouvoir directement mais qu’ils se dotent de représentants pour ce faire ; unification parce que ce faisant, les gouvernants les représentent et expriment une volonté unifiée au nom des gouvernés. Dès lors, s’impose l’idée que la relation entre les deux entités doit être régulièrement éprouvée, ce que la responsabilité politique permet de faire, tirant les conséquences de l’idée selon laquelle le pouvoir politique n’est pas « donné définitivement » et que son exercice est « soumis à condition[10] ».

D’autre part, le régime parlementaire pose, quant à lui, la question de l’exercice du pouvoir de manière horizontale : il est un modèle d’organisation de la séparation des pouvoirs reposant sur une articulation particulière des moyens d’action des pouvoirs, en organisant la responsabilité de l’Exécutif (scindé en deux pour cette raison) devant le Parlement, instance de représentation du peuple.

En somme, la responsabilité politique du Gouvernement devant le Parlement est autant un mécanisme garantissant la représentation politique que la séparation des pouvoirs. Elle est un principe structurant de la Constitution française, prescrit par la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, consacré à l’article 20 de la Constitution, à situer dans le tout formé notamment par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (pour la séparation des pouvoirs) et l’article 3 de la Constitution (pour le régime représentatif). Elle impose un processus de légitimation particulier : le contrôle parlementaire de l’action politique du Gouvernement. En somme, en vertu de la Constitution française, les membres du Gouvernement doivent rendre compte de manière continue de leur action devant le Parlement, lequel est ainsi en mesure de tester le lien de confiance qui l’unit au Gouvernement. C’est tout le problème de l’affaire en question, qui ne permet pas d’y procéder en dépit du procès réalisé devant la CJR alors même que la confiance aurait dû être éprouvée au vu des faits de l’espèce.

2. L’exigence de contrôle politique des actes incriminés

Il ne s’agit pas, dans ces lignes, de porter un jugement de confiance sur l’action du ministre mais de mettre en évidence un fait objectif que la décision de la CJR n’a d’ailleurs pas nié : la violation, par le garde des Sceaux, d’une obligation préexistante prévue par la loi sur la transparence de la vie publique de 2013. La loi en question dispose en effet que « les membres du Gouvernement exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts[11] » et impose par conséquent une obligation d’abstention. Le décret du 16 janvier 2014[12] en précise les modalités prévoyant que « le ministre qui estime se trouver en situation de conflit d’intérêts en informe par écrit le Premier ministre en précisant la teneur des questions pour lesquelles il estime ne pas devoir exercer ses attributions ». Il est ajouté qu’un « décret détermine, en conséquence, les attributions que le Premier ministre exerce à la place du ministre intéressé » et que « ce dernier s’abstient de donner des instructions aux administrations placées sous son autorité ou dont il dispose[13] ». Ce faisant, il semble relativement clair que le garde des Sceaux a violé une obligation, celle de se déporter sur les dossiers en cause, ce que les décrets de déports pris tardivement à la demande de l’intéressés attestent[14]. La reconnaissance de l’élément matériel de l’infraction de prise illégale d’intérêts par la CJR ne fait qu’abonder dans ce sens[15]. Quoi que l’on pense de l’obligation de déport en question, elle est inscrite dans une loi, œuvre du représentant, qui plus est prise spécialement pour organiser les conditions du « bon gouvernement[16] ». Sa violation caractérisée aurait dû conduire le ministre, en vertu des principes constitutionnels précités, à en rendre compte expressément devant la représentation nationale, ce qui ne fut pourtant pas le cas.

II. L’absence préjudiciable de contrôle politique des actes incriminés

Ce qui peut surprendre dans cette affaire, c’est qu’elle n’a en effet pas donné lieu à un véritable contrôle politique (1), ce qui semble particulièrement préjudiciable à la légitimité du ministre en question (2).

1. L’absence de contrôle politique des actes incriminés

L’on pourrait être tenté de considérer le procès devant la CJR comme un mécanisme de responsabilisation politique, notamment en raison de la composition particulière de la Cour (douze parlementaires y sont juges aux côtés de trois magistrats). Il n’en est rien dès lors que le fondement même de l’action en la matière réside dans le Code pénal, c’est-à-dire dans l’existence d’une obligation dont la violation est sanctionnée par le droit. Or le fondement de la reddition politique des comptes se situe dans la confiance, laquelle n’est pas susceptible d’être matérialisée par avance. La responsabilité politique diffère en cela de très loin des mécanismes de responsabilité juridique, reposant sur la caractérisation d’une faute, d’un dommage et d’un lien de causalité entre eux[17]. La décision de la CJR n’a donc pas permis de mettre cette confiance politique à l’épreuve, sauf à considérer, suivant une approche lato sensu, que le droit pénal garantit lui aussi, d’une certaine manière, la confiance des citoyens dans leurs gouvernants. Outre que cela n’est pas dans l’esprit du régime parlementaire, il s’agirait d’une mise en jeu de la responsabilité politique sur un champ particulièrement étroit, la confiance n’étant ici alors appréhendée qu’à travers la caractérisation d’un délit. Or l’on peut très bien ne pas être responsable d’une faute pénale et pourtant n’avoir pas agi conformément à la volonté des gouvernants[18]. C’est pour cela que la responsabilité politique doit faire l’objet d’un contrôle politique à part entière, devant la représentation nationale. Il n’y a donc pas, dans le procès devant la CJR, de véritable manifestation d’un contrôle politique.

Il convient alors de rechercher ailleurs d’éventuelles traces du test de confiance effectué par nos représentants et notamment, spontanément, au sein du Parlement. S’agissant des mécanismes de contrôle-information, c’est-à-dire ceux susceptibles de permettre de rendre plus transparente l’action du gouvernement et en l’espèce, celle du garde des Sceaux, seul le mécanisme des questions au Gouvernement semble avoir été actionné et encore, de manière dérisoire : l’on note en particulier une question au Gouvernement à l’Assemblée nationale formulée par M. Boris Vallaud ainsi qu’une question au Gouvernement au Sénat de Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Elles ont été posées à la Première ministre les 5 et 6 octobre 2022 quelques jours après le renvoi du ministre devant la CJR et avaient pour objet d’interroger le Gouvernement sur le bien-fondé du maintien en fonction du garde des Sceaux[19]. Par ailleurs aucune audition en commission, ni mission d’information ou commission d’enquête[20] n’ont, semble-t-il, été déclenchées. Cela fait peu en la matière. S’agissant du contrôle-révocation, aucune motion de censure déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale dans le cadre de la procédure prévue à l’article 49 alinéa 2 ne l’a été pour cette raison et l’on aurait du mal à considérer celles déposées dans le cadre de la réforme des retraites comme un contrôle politique de l’action du garde des Sceaux. Il s’agit-là d’une situation assez classique sous la Ve République, souvent compensée par un mécanisme de contrôle autonome (intérieur à l’Exécutif) instauré par la pratique : la jurisprudence « Beregovoy-Balladur ». En application de la règle instituée sous la présidence François Mitterrand à l’occasion de l’affaire Tapie[21], il était alors imposé à un ministre mis en examen de démissionner. Cette « convention » visait à prévenir le risque d’affaiblissement de la confiance gouvernementale causé par la mise en examen d’un ministre (par contamination à l’ensemble du Gouvernement). Conforme au principe du ministre-fusible, elle avait été appliquée de manière quasi continue depuis lors. Si elle confère au juge un pouvoir considérable, celui d’influer sur la composition des gouvernements, elle constituait un palliatif face à la paralysie des mécanismes de contrôle-sanction. En l’espèce et alors que durant la campagne présidentielle de 2017 l’actuel président de la République s’était engagé à la respecter, la tradition fut rompue, le garde des Sceaux n’ayant pas démissionné, a fortiori après la décision finale rendue par la CJR. En définitive, tout s’est déroulé comme si le procès devant la CJR avait fait écran à la responsabilité politique du ministre, son issue conditionnant son maintien en poste, contre la logique de la démocratie parlementaire.

2. Une lacune affaiblissant la légitimité politique du ministre

L’on pourrait s’en satisfaire et considérer qu’en liant le sort pénal du ministre à sa légitimité politique, la logique et l’équilibre du régime seraient saufs. Ce serait méconnaître la logique de ce dernier. En effet, il ne faut pas se méprendre : on l’a dit, le procès devant la CJR est un procès pénal et non politique. Il n’a pas donné lieu à un contrôle politique de l’action du ministre et tout juste a-t-il fourni quelques éléments de fond à un tel contrôle. Or en sortant vainqueur de ce procès, le garde des Sceaux n’a pas pour autant renforcé sa légitimité politique. C’est bien la raison pour laquelle les procès devant la CJR ne règlent pas les maux que l’on prétend lui faire soigner. La critique en légitimité perdure pour la simple raison que l’action du ministre n’a pas fait l’objet d’un contrôle politique, conformément à ce que prévoit la Constitution française. Une pénalisation accrue de l’action gouvernementale ne permettrait pas non plus d’y remédier car si elle lierait inévitablement le sort du ministre, elle constituerait un travestissement du régime. Il n’est alors pas question de prétendre que le ministre aurait dû être démis de ses fonctions par le jeu d’un processus politique mais de souligner qu’en vertu de la nature de notre régime politique, sa légitimité aurait dû être éprouvée, soit qu’elle aboutisse à la manifestation de la rupture du lien de confiance (et à sa démission) soit qu’elle en ressorte renforcée, ce qui aurait pour avantage de clore le débat de son maintien en fonctions. Loin d’avoir renforcé sa légitimité politique, le procès devant la CJR l’a au contraire affaiblie. Cette affaire montre, si besoin était, qu’il est temps, pour se conformer à la logique des grands principes fondateurs de la Constitution française, de clarifier le droit en la matière.

III. La nécessaire repolitisation de la responsabilité des membres du Gouvernement

Au lieu de conforter l’idée que la pénalisation de l’action politique doit aller encore plus loin, la présente affaire nous semble indiquer au contraire qu’il est nécessaire, au vu des principes constitutionnels évoqués supra, de faire évoluer le cadre juridique de la responsabilité des ministres en faveur d’une repolitisation du contrôle de leur action. Cela passe à la fois par la suppression de la CJR dans une perspective particulière (1) mais aussi par une libéralisation des moyens de contrôle politique (2). 

1. La suppression de la CJR dans une perspective de dépénalisation

Le premier remède au mal qui guette la responsabilité des membres du gouvernement nous paraît résider dans une solution souvent proposée, mais rarement en ces termes : la suppression de la CJR. Tandis qu’un certain nombre de discours (politiques comme doctrinaux) l’associe au rapatriement de la responsabilité pénale des ministres au sein des juridictions de droit commun, on considère qu’il faudrait au contraire réduire le champ de la responsabilité pénale des ministres s’agissant des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions[22]. Suivant cette logique, il conviendrait d’exclure l’exercice normal des fonctions du champ de la compétence des juridictions pénales de droit commun (exercice normal dont il conviendrait alors de préciser la définition). Ces dernières n’auraient à juger, outre les actes accomplis hors l’exercice des fonctions ministérielles, que ceux commis à l’occasion des fonctions ministérielles qui ne répondent pas à un comportement normalement attendu d’un ministre, charge à une instance composée de parlementaires et de magistrats d’effectuer le tri en la matière (sorte de commission des requêtes actuelle élargie[23]). En l’espèce, le cas d’Éric Dupond-Moretti aurait sans doute fait l’objet d’un vif débat au sein de cette instance renouvelée dès lors que si l’on attendait effectivement d’un ministre qu’il poursuive l’enquête disciplinaire contre les magistrats en cause, existait une obligation pour ce ministre de se déporter en la matière. Quant au contrôle de l’exercice normal des fonctions gouvernementales, il serait entièrement repolitisé, effectué par les institutions traditionnelles, conformément à la tradition de la démocratie parlementaire mais suivant des mécanismes nécessairement rénovés.

2. Le renforcement des mécanismes de contrôle politique de l’exercice des fonctions ministérielles

Suivant cette perspective constitutionnelle, il ne suffirait à rien de procéder à la suppression de la CJR sans tirer pleinement les conséquences de cette « dépénalisation » de l’action politique. Ce faisant, il paraît indispensable de faire appel à une autre série de remèdes visant à renforcer les mécanismes de responsabilité politique dont on sait qu’ils sont particulièrement figés sous la Ve République, pour ce qui concerne le contrôle-sanction mais pas seulement. L’on sait en effet que la rationalisation des mécanismes de contrôle politique de l’action du Gouvernement opérée en 1958 est en cause, qu’elle était souhaitée au nom de la stabilité gouvernementale et que les évolutions constitutionnelles et politiques de la Ve République ont renforcé ce déséquilibre en faveur de l’Exécutif. Il reste qu’elle conduit aux maux évoqués et que, si pour y remédier, le contrôle politique de type « informatif » a pu être renforcé, notamment lors de la révision constitutionnelle de 2008, encore faut-il que les parlementaires soient encouragés à s’en saisir et notamment qu’il puisse aboutir à des procédures de sanction.

Les moyens sont nombreux et doivent être sondés à l’aune de leurs conséquences potentielles sur l’équilibre des pouvoirs et la stabilité gouvernementale[24]. Parmi eux, la restauration d’un mécanisme de responsabilité individuelle des ministres aurait l’avantage de rompre avec la situation actuelle qui laisse peu de marge au Parlement souhaitant sanctionner un Gouvernement, ce dernier étant condamné à faire usage d’une force parfois jugée disproportionnée : la motion de censure collective. La responsabilité individuelle pourrait restaurer un équilibre en la matière accomplissant l’adage selon lequel « on ne tire pas sur des moineaux à coup de canon ». Elle s’inscrirait dans le prolongement du renforcement des procédures d’information du Parlement. L’on pourrait notamment songer, à cet effet, à élargir le champ d’action des commissions d’enquête parlementaire en modifiant la règle selon laquelle il est interdit d’enquêter politiquement sur des affaires judiciaires en cours[25].

L’assouplissement des moyens de révocation existants du Parlement pourrait également être explorée, ici aussi avec tact : obligation d’investiture générale du Gouvernement, libéralisation des conditions d’engagement et de vote de la motion de censure ; élargissement de la mise en jeu du contrôle-sanction au Sénat, etc. Enfin, à l’heure des revendications civiques et au risque de devoir composer quelque peu avec la nature représentative du régime, difficile de ne pas envisager d’associer le citoyen à ces mécanismes. D’ailleurs la pénalisation de l’action des gouvernants n’est-elle pas la preuve que les citoyens cherchent à jouer un rôle en la matière ? Alors qu’ils sont susceptibles de se trouver à l’origine du déclenchement des procès devant la CJR, ne pourrait-on pas leur confier un rôle dans le déclenchement du contrôle politique devant les institutions ? Il n’est pas question d’instaurer une concurrence entre les institutions et les citoyens mais une réflexion pourrait s’ouvrir sur la bonne manière de les associer : plaintes civiques par la voie de pétitions déposées sur le bureau des assemblées, droit d’initiative en matière de motion de censure, etc. Le referendum révocatoire peut être une piste à explorer (les articles 3 et 11 pouvant servir de fondement) mais il ne paraît pas en accord avec la nature des institutions de la Ve République[26].

*

En repolitisant le contrôle de l’action des gouvernants, l’on prendrait le pari de réussir à redonner au peuple, par la voie de ses représentants, le pouvoir de s’assurer de la solidité du lien de confiance l’unissant aux gouvernés, conformément à l’idée selon laquelle le pouvoir suppose la responsabilité. Tout ne serait pas réglé car le vrai pouvoir, sous la Ve République, n’est précisément pas entre les mains des membres du Gouvernement mais entre celles du président de la République, ce dernier étant irresponsable politiquement. L’on peut toutefois considérer que l’attraction qu’opère le président de la République sur les pouvoirs vis-à-vis de son Gouvernement est aussi liée à l’affaiblissement du lien naturel existant entre ce dernier et le Parlement : les choses sont ainsi pratiquées que les ministres doivent leur existence bien plus au président de la République qu’au Parlement[27]. Là où le pouvoir suppose la responsabilité, celle-ci renforce réciproquement le pouvoir et la réhabilitation de la responsabilité politique du Gouvernement présenterait l’avantage de permettre aux ministres de se prévaloir d’une légitimité exogène et d’assumer les pouvoirs qui en résultent. Une telle évolution aurait pour conséquence le renforcement de la légitimité du pouvoir gouvernemental tout autant que son efficacité.

Au contraire, le détour de la responsabilité vers le juge ébranle les fondements du pouvoir politique sur ces deux aspects. Un tel rééquilibrage aurait pour mérite de répondre à la question de la montée en puissance du juge, dans un pays où la construction du droit depuis 1789 s’est faite précisément autour de la méfiance envers l’État de justice et le gouvernement des juges[28]. Ces quelques leçons de droit constitutionnel que le procès devant la CJR nous invite à tirer nous conduisent à étudier le problème de la CJR à travers un autre prisme que celui mobilisé par les politiques qui, par leurs propositions de renforcement de la pénalisation de l’action des gouvernants ou de maintien du statu quo, contribuent, à notre avis, à aggraver le mal identifié. « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes » disait Bossuet.


[1] C. Lefort, « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », in id. Le temps présent, Belin, 2007, p. 563, cité par C. Colliot-Thélène, « La confiance, pierre angulaire de la démocratie libérale ? », in A. Gaillet, N. Perlot, J. Schmitz [dir.], La confiance : un dialogue interdisciplinaire [en ligne], Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2019.

[2] Voir É. Buge, « L’exigence du bon gouvernement » in É. Buge, Droit de la vie politique, PUF, 2018, p. 395 et s.

[3] Sur d’autres aspects du droit constitutionnel intéressant le contentieux étudié, v. S. Benzina, « La QPC de M. Dupond-Moretti : remarques sur une procédure insolite », Jus Politicum Blog, 4 mars 2003 et M. Heitzmann-Patin et J. Padovani, « De quelques failles du droit constitutionnel français », Recueil Dalloz, n° 2023/11, 23 mars 2023, p. 582-587

[4] V. O. Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, PUF, 1999 et C. Guérin-Bargues, Juger les politiques. La Cour de justice de la République, Dalloz, 2017.

[5] À titre d’exemple, parmi d’autres, nombreux : J. Bayou, 8H30 franceinfo, France.info, 30 nov. 2023 ou encore P. Lefas, Président de Transparency international France, France.info, 30 nov. 2023.

[6] C’est la voie suivie de longue date et rappelée récemment par les professeurs Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues (voir notamment id., « Procès d’Éric Dupond-Moretti : Penser la question de la responsabilité des gouvernants suppose de partir du droit constitutionnel », Le Monde, 15 nov. 2023.

[7] C. Guérin-Bargues, « De l’(in)utilité de la CJR », Le Club des juristes, 29 nov. 2023.

[8] Commission d’instruction de la Cour de justice de la République, 3 oct. 2022, Procédure n° 01-CI-2021.

[9] « À défaut de caractérisation de l’élément intentionnel des délits de prise illégale d’intérêts, ces infractions ne sont pas constituées à l’encontre de M. Dupond-Moretti qui, dès lors, doit être relaxé » (§ 142 de la décision, mise en ligne sur le site internet du Club des Juristes).

[10] D. Baranger, Droit constitutionnel, PUF, Que Sais-Je, 7e éd., 2002, p. 88.

[11] Art 1er.

[12] Décret n° 2014-34 du 16 janv. 2014 relatif à la prévention des conflits d’intérêts dans l’exercice des fonctions ministérielles.

[13] Art. 2-1.

[14] Le ministre estime notamment dans sa lettre à l’attention du Premier ministre que « même si je me suis efforcé, s’agissant de la procédure particulière relative à l’enquête préliminaire, dite des « fadettes », conduite par le parquet national financier de mars 2014 à décembre 2019 et sur laquelle ma prédécesseure à la chancellerie avait saisi l’inspection générale de la justice, de prendre l’ensemble des dispositions nécessaires pour ne pas me trouver en situation de conflit d’intérêts, il m’apparaît également préférable, pour pallier tout risque d’instrumentalisation, de solliciter de votre part l’exercice à ma place des attributions afférentes ».

[15] La Cour estime en effet que « l’élément matériel des délits de prise illégale d’intérêts […] apparaît établi à l’égard du prévenu ».

[16] É. Buge, Droit de la vie politique, op. cit., p. 395 et s.

[17] V. à titre d’exemple B. Daugeron, Droit constitutionnel, PUF, Themis-droit, 2023, p. 398 et s.

[18] L’on notera que certains procès devant la CJR ont donné lieu à de véritables leçons de morales politiques. L’on songe notamment au premier d’entre eux, qui avait conduit le Parquet général à inviter la Cour à avoir un « rôle civique » en décernant aux prévenus un « blâme public » sur le plan de la responsabilité politique (CJR, arrêt du 9 mars 1999, affaire 99-001). Il reste que ce n’est pas le rôle des tribunaux et que cela est symptomatique du problème posé par le déport vers les tribunaux de l’évaluation de l’action des gouvernants.

[19] Assemblée nationale, Question n° 115 du 5 octobre 2022 de M. Boris Vallaud et Sénat, Question n° 0002G du 6 octobre 2022 de Mme Marie-Pierre La Gontrie. 

[20] Et pour cause, en vertu du 3e alinéa du § 1 de l’art. 6 de l’ordonnance du 17 nov. 1958, « il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours ».

[21] L’on se permet de renvoyer à nos travaux : J. Padovani, « Cessations de fonctions individuelles et stabilité gouvernementale interne sous la Ve République : essai de typologie », Revue du droit public et de la Science politique en France et à l’étranger, 2019/4, p. 1001 et s.

[22] C’est, de manière assez isolée, la position défendue par les professeurs Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues (id., « Procès d’Éric Dupond-Moretti : Penser la question de la responsabilité des gouvernants suppose de partir du droit constitutionnel », Le Monde, 15 nov. 2023). V. également C. Guérin-Bargues, « Supprimer la Cour de justice de la République », in M. Caron et J.-F. Kerléo [dir.], La déontologie gouvernementale, IFJD, Colloques & Essais, p. 215 et s.

[23] Pour une proposition en ce sens quoiqu’un peu différente, v. C. Guérin-Bargues, ibid.

[24] Nous les avons explorés dans une contribution précédente : J. Padovani, « Responsable, mais pas coupable : Maxime du régime politique français ? À propos de la pénalisation malvenue de la gestion gouvernementale de la crise sanitaire », in E. Brosset, T. S. Renoux, E. Truilhé, A. Vidal-Naquet [dir.], Justice, responsabilité et contrôlede la décision publique : leçons de la crise sanitaire, DICE éditions, coll. Confluence des droits, 2022 [en ligne].

[25] V. O. Beaud et C. Guérin-Bargues, « Procès d’Eric Dupond-Moretti : Penser la question de la responsabilité des gouvernants suppose de partir du droit constitutionnel », art. cité.

[26] V. A. Bachert, « Le Recall aux États-Unis : le rappel du peuple ? », in Ch.-E. Sénac (dir.), La révocation populaire des élus, Mare & Martin, 2021 

[27] Voir sur cette idée de captation : A. Le Divellec, « La chauve-souris. Quelques aspects du parlementarisme sous la Ve République », Mélanges Pierre Avril, Montchrestien, 2001, p. 349-362.

[28] Voir J. Krynen, L’État de justice. France. XIIIe-XXe siècle, L’idéologie de la magistrature ancienne, Gallimard, 2009.

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