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01 07 2024

Observations sur la Décision : Conseil d’État, Assemblée, 15/04/2024, n° 469719, Publié au recueil Lebon

Si l’on peut aisément détacher le droit de l’idée même de justice, il semble en revanche impossible de détacher l’institution judiciaire de l’exigence d’impartialité qui, selon une opinion largement répandue, constitue un principe essentiel de la société contemporaine et le fondement normatif de toute conception de la justice, qu’il s’agisse de l’institution ou du concept[1]. Un adage anglais bien connu exprime parfaitement cette indissociabilité : « justice must not only be done, it must also be seen to be done »[2]. Maintes fois reprise par la Cour européenne des droits de l’homme, l’adage souligne que la justice doit inspirer confiance aux justiciables d’où découle l’exigence d’impartialité, qui garantit que la justice soit rendue de manière équitable pour tous, sans favoriser une personne, un groupe, un intérêt, une idéologie ou une position morale particulière. Dans l’exercice de leur fonction, cette tâche difficile incombe principalement aux juges. Pour illustrer ce point avec éloquence, on peut citer Simone Rozès qui affirme que : « l’impartialité, c’est l’âme du juge. […] c’est le courage du juge. […] c’est la conscience du juge. […] c’est le métier du juge. […] l’impartialité, c’est la rigueur intellectuelle du juge […] ; l’impartialité, c’est l’honneur du juge. » [3]. Aussi clair et compréhensible soit le principe, on sait également combien sa mise en œuvre peut être complexe et délicate. La décision de l’Assemblée du contentieux commentée l’illustre à merveille.

La participation d’un membre de la formation de jugement ayant occupé des fonctions au sein d’une personne publique constitue-t-elle une atteinte au principe d’impartialité, lorsque cette même personne publique est l’une des parties à l’instance ?

En l’espèce, une ancienne employée du Département des Bouches-du-Rhône qui, au terme d’un contrat à durée déterminée, avait démissionné, a ensuite poursuivi le Département devant le tribunal administratif de Marseille afin d’obtenir une allocation d’aide au retour à l’emploi, aide que le tribunal lui a effectivement accordée. Le Département a contesté cette décision en introduisant un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, arguant que la composition du tribunal était irrégulière en raison de la participation d’un membre ayant des liens avec le Département car il y avait exercé certaines fonctions.

Sous l’influence des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, qui se fonde sur l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant à toute personne le droit à un tribunal indépendant et impartial, la jurisprudence des juridictions administratives françaises relative à ce principe s’est considérablement développée au point d’avoir « une portée identique à celle des exigences qui découlent du respect du droit au procès équitable au sens de la Convention »[4]. Bien qu’il n’ait jamais été explicitement défini, ce principe imprègne les pratiques judiciaires depuis les débuts de la juridiction administrative et est soutenu par une jurisprudence ancienne et abondante[5]. On peut sans difficulté considérer qu’il est même constitutif de l’idée même de juridiction et on le trouve présent dans tous les systèmes juridiques[6]. Ce principe est d’ailleurs considéré comme « indissociable de l’exercice de fonctions juridictionnelles » par le Conseil constitutionnel qui lui donne comme fondement juridique l’article 16 de la DDHC[7].

Selon le principe d’impartialité, un litige ne doit pas être examiné par une personne ayant un intérêt personnel dans celle-ci[8], il exige également que les juges se prononcent sans parti pris, ni préjugé envers l’une des parties[9]. Il est par exemple établi de façon constante que l’auteur d’une plainte à l’origine de poursuites ne peut pas siéger au sein de la juridiction disciplinaire[10]. De même, et parce qu’il est applicable à tous les organismes administratifs, il justifie que soit interdite la participation d’un conseiller à une délibération d’un conseil municipal lorsqu’il est avéré que ce dernier a un intérêt dans l’affaire[11].

Le Conseil d’État le qualifie parfois de « règle générale » qui n’est pas posée mais seulement rappelée par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme[12] mais aussi de « principe général du droit »[13] régissant le fonctionnement de l’administration. Enfin, il est également consacré par les textes[14].

La singularité de l’espèce tient au fait qu’était contestée l’impartialité d’une rapporteure qui fait partie de la formation du jugement, ayant été « récemment employé » par une partie au litige. Certes, le Conseil d’État avait déjà eu à connaître d’une telle contestation dans deux affaires antérieures mais la période écoulée entre l’occupation de l’emploi et le moment du jugement était bien plus longue[15]. La question posée au Conseil d’État n’est donc pas inédite mais elle se présente sous un jour nouveau et constitue un point aveugle de sa jurisprudence. Ainsi, l’intérêt de sa décision est double : le Conseil d’État vient compléter, et clarifier, l’état du droit positif en faisant une application prévisible d’un ensemble normatif disparate.

I-Une application prévisible de la législation et de la jurisprudence

Le Conseil d’État saisit l’occasion de rappeler les principes régissant la matière et conclut, sans grande surprise, que les faits en question ne relèvent pas du champ d’application du texte législatif concernant les cas d’incompatibilité.

A-Le rappel initial d’une jurisprudence de longue date

Confronté à une question très spécifique et que d’aucuns pourraient voir comme un cas d’école, le Conseil d’État a tenu à énoncer la signification et la portée du principe d’impartialité et d’indépendance de la justice dans un État de droit. Au-delà de la solennité des premiers paragraphes de sa décision, on se doit de constater la dimension tautologique des principes en question lesquels ont comme on le sait, une double dimension, l’une est subjective – un juge indépendant doit à la fois se garder de tout préjugé et se tenir à l’abri de toute pression –, l’autre est objective : le juge doit s’employer à éviter tout soupçon légitime à son sujet. La différenciation entre impartialité objective et subjective fut initialement établie par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[16]. Si elle ne fait pas partie du vocabulaire du Conseil d’État, sa présence ne fait aucun doute.

De plus, la décision du Conseil d’État souligne explicitement que le principe d’indépendance de la juridiction administrative « découle de la séparation des pouvoirs », sans toutefois faire référence à l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Le Conseil d’État réaffirme ensuite un principe bien établi dans sa jurisprudence, à savoir que l’exercice passé, actuel ou futur de fonctions administratives par un membre de la juridiction administrative ne peut en soi remettre en question son impartialité[17]. Cette position, également soutenue par d’autres juridictions, est réitérée. Nous allons plutôt nous concentrer sur les situations spécifiques pouvant poser des problèmes.

Parmi ces situations, il est impératif pour un juge de se récuser s’il est confronté à un recours concernant une décision qu’il a lui-même prise ou à laquelle il a contribué dans le cadre de ses fonctions antérieures, et ce, sans limite de temps. Cette règle ne suscite aucune ambiguïté, étant confirmée à la fois par la jurisprudence[18] et inscrite dans les textes législatifs[19]. De plus, elle a été validée par la Cour européenne des droits de l’homme[20].

Bien que notre décision ne soit pas principalement fondée sur ce cas de figure, il est nécessaire de lui accorder une certaine attention, car l’un des arguments avancés par le Département y est lié. Ce dernier soutient que la rapporteure serait à la fois juge et partie, arguant de sa participation présumée à la rédaction du mémoire en défense destiné à être présenté devant le tribunal administratif à l’époque où elle était encore employée par ce même Département. Cependant, le Département n’a pas été en mesure de prouver que cette personne avait contribué à la rédaction du mémoire en question, bien que cela aurait été facile à démontrer. En principe, le juge doit faire preuve d’impartialité, et il incombe à la partie contestant cette impartialité de prouver qu’elle est remise en cause[21]. Dans notre affaire, le requérant n’a pas réussi à prouver la participation de la rapporteure à la rédaction du mémoire pendant ses fonctions au sein du Département. Par conséquent, l’interdiction d’être à la fois juge et partie ne constitue pas la solution à notre litige.

Le rejet de ce moyen est ainsi établi. Cependant, l’autre argument avancé par le requérant est plus complexe et sa résolution est moins évidente. Il s’agit notamment des situations où le juge administratif est confronté à un litige impliquant son ancien employeur public, mais qui ne concerne pas une décision dont il serait l’auteur ou à laquelle il aurait participé. Ce scénario laisse plus de latitude d’appréciation au juge que le premier. C’est pourquoi le législateur est déjà intervenu pour imposer certaines obligations de déport aux magistrats. Ainsi, dans notre affaire, la première question à se poser est de savoir si la loi pourrait s’appliquer à notre situation spécifique.

B-Le choix opportun d’une interprétation littérale de l’article L. 231-5-1 du Code de justice administrative

La déontologie dans le domaine juridique présente des nuances et des subtilités qui ne peuvent pas toujours être entièrement prévues par la loi. Dans le cas présent, nous examinons une situation où un juge administratif est confronté à un litige impliquant son ancien employeur public, sans qu’il ait été directement impliqué dans la décision en question. Cette circonstance offre une marge d’appréciation plus large que celle étudiée plus haut, mais elle soulève des questions importantes voire difficiles à appréhender quant à l’impartialité du juge.

La législation en vigueur, notamment l’article L. 231-5-1 du Code de justice administrative, établit des obligations de déport pour les magistrats ayant occupé certaines fonctions spécifiques. Cependant, cette disposition ne couvre pas toutes les situations possibles, notamment celle en l’espèce. La loi concerne spécifiquement les magistrats ayant exercé des fonctions telles que « délégué du préfet dans un arrondissement, directeur départemental ou régional d’une administration de l’État, ou une fonction de direction dans l’administration d’une collectivité territoriale », et prévoit un délai de trois ans avant qu’ils puissent participer « au jugement des affaires concernant les décisions prises par les services au sein desquels ils exerçaient leurs fonctions ou sur lesquels ils avaient autorité ».

Si l’on se cantonne à une interprétation purement littérale de cette disposition, il semble que la loi ne couvre pas les « fonctions de cheffe du service juridique et contentieux du département » exercées par la rapporteure de la première instance. Toutefois, en matière d’interprétation, une approche purement littérale n’est pas toujours adéquate. Les règles juridiques sont sujettes à différentes interprétations, et une même règle peut donner lieu à plusieurs solutions. Cela soulève donc la question de savoir si une interprétation plus large de cet article pourrait s’appliquer au cas présent. En d’autres termes, est-il envisageable d’élargir la portée de cet article pour englober la situation en question ?

Dans ses conclusions, le rapporteur public explore cette hypothèse et répond négativement à la question après une réflexion approfondie sur les avantages et inconvénients. Comme il le souligne à juste titre, la proposition de mettre en place un délai de déport généralisé de trois ans pour toutes les fonctions administratives antérieures avant toute réintégration dans la juridiction administrative repose sur plusieurs arguments solides. Tout d’abord, cela assurerait la préservation des apparences d’impartialité en éliminant toute incohérence dans l’application des délais de déport selon les fonctions précédemment occupées. Ensuite, cette mesure contribuerait à renforcer l’unité et la clarté des règles déontologiques, facilitant ainsi la compréhension et la conformité pour les juges administratifs désireux de réintégrer la juridiction après une période de mobilité. De plus, l’adoption d’un délai de déport de trois ans s’alignerait avec les normes déontologiques généralement acceptées dans le domaine public en matière de conflits d’intérêts, offrant ainsi une cohérence accrue avec les pratiques établies. Enfin, cette proposition s’appuie sur la cohérence déjà établie par la charte de déontologie de la juridiction administrative, qui recommande une période de déport d’environ deux ans, suggérant ainsi une transition vers une norme plus robuste et uniforme pour garantir l’impartialité des juges administratifs.

Il est également crucial de prendre en compte qu’une interprétation téléologique pourrait permettre l’application de cette loi dans le cas d’espèce. En d’autres termes, si le principe d’impartialité vise à éliminer tout soupçon que pourraient avoir les justiciables à l’égard de l’administration ou des membres de la formation de jugement, on pourrait raisonnablement penser que l’objectif de cette loi répond à cette préoccupation. La loi cherche à prévenir, dans la mesure du possible, les situations pouvant entraîner une violation de ce principe. Ainsi, il est légitime de se demander pourquoi ne pas élargir le champ d’application de cette loi afin de minimiser davantage les situations problématiques. En fin de compte, la généralisation du délai de trois ans ne ferait qu’accroître les garanties offertes aux justiciables.

Cependant, cette généralisation se heurte à deux objections. L’une vient de l’intention du législateur, l’autre de la complexité que cette généralisation pourrait créer.

Le rapporteur rejette l’idée d’appliquer uniformément le délai de déport de trois ans à toutes les fonctions administratives antérieures, arguant que cela contredirait l’intention du législateur. Il met en avant le deuxième alinéa de l’article, qui exige une évaluation préalable par le collège de déontologie de la juridiction administrative avant l’affectation d’un magistrat à un tribunal administratif ou une cour administrative d’appel. Selon lui, cette disposition démontre la volonté du législateur de conserver une certaine souplesse pour examiner chaque cas individuellement, plutôt que d’adopter une approche rigide. Ainsi, l’absence d’une règle de déport uniforme pour toutes les fonctions administratives antérieures ne serait pas un oubli, mais plutôt une manifestation délibérée de cette flexibilité souhaitée par le législateur.

La définition du champ d’application du déport présente des défis considérables en raison de la complexité et de la diversité des situations administratives. Il est difficile de définir une règle qui puisse couvrir toutes les éventualités sans perturber les trajectoires professionnelles des membres de la juridiction et le fonctionnement des administrations. Cette difficulté découle de la nature même de la déontologie, qui repose largement sur des études de cas. En résumé, étendre le délai à d’autres cas non prévus par la jurisprudence pourrait pratiquement paralyser l’activité juridictionnelle. Cela pose un problème important, car si l’impartialité vise à protéger le justiciable, une telle généralisation pourrait compromettre la protection des membres de la juridiction, qui seraient alors plus fréquemment contraints de se déporter, même en l’absence de tout soupçon sur leur impartialité. Cette situation pourrait également entraîner des problèmes d’interprétation et conduire à des divergences d’application, étant donné que différentes interprétations pourraient exister quant à savoir si tel cas relève ou non de cette loi.

Pour ces motifs, l’extension du délai de trois ans engendrerait plus de problèmes qu’elle n’apporterait de solution. Il est donc préférable d’adopter une interprétation littérale de la loi qui reflète mieux l’intention du législateur et répond aux objectifs envisagés par celle-ci. Bien que le droit administratif accorde au juge une grande latitude d’appréciation, il est important de noter que généraliser le délai au-delà de ce que prévoit la loi pourrait être perçu comme une tentative de substitution au législateur, dépassant ainsi les limites de l’interprétation juridique. Il n’est donc pas surprenant que le Conseil d’État n’ait pas suivi cette voie comme on peut le voir au point 13 de la décision.

Étant donné que la loi ne trouve pas d’application dans cette situation spécifique, il est approprié de se tourner vers la jurisprudence établie par le Conseil d’État pour rechercher une solution.

II-La réponse nécessaire du juge administratif à une lacune jurisprudentielle

La jurisprudence manque de clarté et de cohérence, étant donné la rareté des occasions où cette question a été abordée. Dans ce contexte, la décision du Conseil d’État n’est pas seulement pertinente pour l’affaire en cours, mais elle établit également une orientation pour les litiges à venir.

A-L’absence d’une jurisprudence constante

Dans la jurisprudence, deux arrêts du Conseil d’État traitent de la question de l’impartialité d’un magistrat lorsqu’il est confronté à un litige impliquant son ancienne administration. Ces décisions soulignent l’importance du laps de temps écoulé depuis le départ du magistrat de ses fonctions précédentes. Un délai significatif semble jouer un rôle crucial dans l’appréciation de l’impartialité du juge. Dans l’un de ces cas, un délai de 5 ans était en jeu[22], tandis que dans l’autre, il s’agissait d’un délai de 7 ans[23].

La démarche consistant à prendre en compte le délai écoulé est également conforme à la Charte de déontologie de la juridiction administrative, qui recommande une période d’abstention d’environ deux ans pour les juges confrontés à des litiges impliquant leur ancienne autorité[24]. Cependant, dans le cas présent, la magistrate a rendu sa décision sur l’affaire seulement 21 mois après avoir quitté son poste précédent, ce qui pourrait susciter des interrogations quant à son impartialité objective. Par conséquent, il semblait difficile pour le Conseil d’État de se fonder uniquement sur l’argument du délai pour soutenir que le temps écoulé justifiait l’impartialité de la rapporteure. Tout d’abord, le délai en question est moins important que ceux mentionnés dans ses précédentes jurisprudences. Deuxièmement, il est également plus court que les délais prévus par la législation, qui sont généralement de deux à trois ans[25]. Autrement dit, se fonder sur un délai de 21 mois pourrait engendrer des confusions pour les futures jurisprudences relatives à cette même question.

C’est pourquoi, dans cette affaire, le juge se trouve dans l’obligation d’évaluer également d’autres éléments avant de se prononcer. On constate notamment que dans l’une de ses décisions antérieures[26], le juge a également pris en compte d’autres critères que le délai, tels que les fonctions précédemment exercées par le magistrat et l’objet spécifique du litige, pour évaluer son impartialité : « le présent litige n’a pas de rapport avec la question de l’exécution et de la renégociation des contrats de délégation entre la Lyonnaise des eaux France et la communauté urbaine de Bordeaux dont il était chargé ». Cependant, à la lecture de la décision, on ne peut pas identifier de critères spécifiques à prendre en compte, faute de systématisation de la part du Conseil d’État.

Il est important de rappeler que, comme l’a souligné la Cour européenne des droits de l’homme, l’appréciation objective de l’impartialité repose sur des faits vérifiables et ne dépend pas uniquement de la perspective subjective du juge ou des parties impliquées. Les inquiétudes doivent être objectivement justifiées pour être prises en compte[27]. Afin de garantir une cohérence dans la jurisprudence, il incombe au juge de clarifier les critères qui seront appréciés pour déterminer si ces inquiétudes sont fondées ou non. C’est précisément ce que le Conseil d’État s’apprête à faire, et c’est là l’importance majeure de cet arrêt : en l’absence d’une loi applicable, il est nécessaire de formaliser les critères pour évaluer l’impartialité d’un membre de la formation de jugement. Cette décision offre ainsi un guide pour les juges qui doivent déterminer s’ils doivent se déporter d’une affaire impliquant leur ancien employeur. Bien qu’elle ne fournisse pas une liste exhaustive, elle établit des orientations précieuses pour guider cette prise de décision, renforçant ainsi la transparence et la cohérence dans l’application des règles de récusation.

B-L’identification d’un faisceau d’indices et son application négative

Cette décision met en évidence une approche qui reconnaît la complexité du principe d’impartialité, laissant ainsi une grande latitude d’interprétation au juge administratif. Comme le souligne la Cour européenne des droits de l’homme, « lorsqu’un juge a eu des relations professionnelles régulières, étroites et rémunérées avec l’une des parties à la procédure, ces circonstances justifient objectivement la crainte de l’autre partie quant à son impartialité » [28]. Ainsi, il revient à l’analyse de ces circonstances pour déterminer si ces craintes sont fondées. Le Conseil d’État établit donc une série d’indices pour évaluer la possible partialité d’un magistrat administratif ayant été impliqué dans le jugement d’une affaire impliquant son ancien employeur public. Ces clarifications seront précieuses pour les praticiens du contentieux administratif, notamment compte tenu du renforcement des exigences de mobilité dans le Code de justice administrative[29].

Les critères à considérer, selon le Conseil d’État, comprennent « la nature des fonctions administratives exercées, l’autorité administrative en cause, le délai écoulé depuis qu’elles ont, le cas échéant, pris fin, ainsi que l’objet du litige ». Comme l’indique le rapporteur, ces critères reflètent également ce que les juges utilisent déjà dans leur pratique. Il est crucial de noter qu’ils ne sont pas cumulatifs. Le juge doit donc déterminer le cadre d’analyse qui justifie une abstention, ce qui nécessite une évaluation au cas par cas, en tenant compte du poids de chaque élément pertinent. En d’autres termes, aucun critère n’est prépondérant par rapport à un autre mais c’est l’ensemble de ces critères qui doit guider le juge dans sa décision quant à savoir s’il « existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité » à l’instar de la formulation retenue à l’article L. 721-1 du Code de justice administratif[30]. L’impartialité parfaite étant un idéal, par la force des choses, l’objectif réaliste est de vérifier si le juge est « suffisamment impartial »[31]. C’est ainsi que le Conseil en est arrivé à la conclusion qu’il n’y avait pas un tel doute. Cette approche est également en accord avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle souligne qu’il faut « en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal »[32].

Les critères utilisés pour déterminer l’impartialité d’un juge sont influencés par la législation, la jurisprudence du Conseil d’État et celle de la Cour européenne des droits de l’homme. Par exemple, la Cour EDH met l’accent sur les liens hiérarchiques entre le juge et d’autres acteurs de la procédure[33], ce qui rejoint la notion de « nature des fonctions administratives exercées » par l’agent auprès de son ancien employeur. Cette dernière comprend le contenu et l’étendue des missions qui lui étaient confiées, son positionnement hiérarchique ou sa proximité institutionnelle avec le service ou l’autorité à l’origine de la décision attaquée. Plus cette proximité est grande, plus le risque de partialité ou de perception de partialité est élevé, et inversement. Quant au critère de délai, comme précédemment mentionné, il a également été consacré par la jurisprudence du Conseil d’État, la charte de déontologie, le Code de justice administrative et la Cour européenne des droits de l’homme[34].

En formalisant les critères que les juges doivent prendre en compte et en clarifiant la jurisprudence à ce sujet, le Conseil d’État franchit une étape cruciale dans la préservation du principe d’impartialité. Il n’en demeure pas moins que, eu égard à la multiplication des critères retenus, la casuistique à laquelle donne lieu l’application concrète de ce même principe rend les décisions très modérément prévisibles.

On pourrait se demander, si, bien que de principe, cet arrêt n’est pas d’un intérêt limité. Si l’intérêt d’une jurisprudence dépendait de sa fréquence d’application, la réponse serait assurément affirmative. Car la situation ici envisagée ne se reproduira probablement pas fréquemment. D’une part, les membres des juridictions sont conscients de leurs obligations déontologiques et d’autre part, la législation prévoit des mesures pour certains cas. Enfin, d’autres mécanismes de contrôle sont en place. Il n’en demeure pas moins que cet arrêt constitue une étape importante dans la garantie du principe d’impartialité. Par ailleurs, étant désormais en mesure d’appliquer les critères posés par le Conseil d’État, la juridiction administrative aura la capacité de résoudre de façon anticipée les éventuels conflits d’intérêt. Autrement dit, le succès de cette jurisprudence ne résidera pas tant dans son application que dans sa non-application.


[1] A. Schedler, « Arguing and Observing: Internal and External Critiques of Judicial Impartiality », The Journal of Political Philosophy, 2004, vol. 12, no 3, p. 247 “Impartiality, the normative core of judicial accountability, represents a fundamental principle of modern society at large. It provides the normative basis of any conception of justice.” (Trad. par l’auteure).

[2] M. Chauchat, « Application du principe d’impartialité au juge administratif intervenant à la fois sur le plan consultatif et contentieux », AJDA, 1999, p. 623.

[3] Discours prononcé à l’occasion de l’audience solennelle de début d’année judiciaire 6 janv. 1988 de la Cour de cassation cité dans  L. Belfanti, « Devoir d’impartialité », Répertoire de procédure civile, 2024, § 1254.

[4] M. Guyomar, « Le droit au juge indépendant et impartial en matière administrative », AJDA, 2001, p. 518.

[5] J.-P. Costa, « Le droit au juge indépendant et impartial en matière administrative », AJDA, 2001, p. 514.

[6] J. Elster, Alchemies of the Mind: Rationality and the Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 339 « L’impartialité en tant que telle n’est pas une conception de la justice, mais une caractéristique nécessaire de tout point de vue qui veut être pris au sérieux en tant que conception de la justice. » (Trad. par l’auteure) (“Impartiality as such is not a conception of justice, but a necessary feature of any view that wants to be taken seriously as a conception of justice”.).

[7] CC, 28 décembre 2006, 2006-545 DC, Considérant 24.

[8] CE, Bourdeaux, 29 avril 1949, no 82790, Lebon, p. 188 ; CE, Syndicat des sylviculteurs du sud-ouest, 28 décembre 2007, no 282921, AJDA, p. 316.

[9] CE, SA Entreprise Razel Frères, 6 avril 2001, no 206764 et 206767, AJDA, p. 453.

[10] CE, Sieurs Berson et Mouillard, 2 mars 1956, Lebon, p. 104.

[11] CE, Lesage et M. et Mme de Bouard, 11 janvier 2008, no 292493, Lebon  p. 1 AJDA, p. 69.

[12] CE, Trany, 7 janvier 1998, no 163581, Lebon p. 1 AJDA, p. 445 ; CE, Didier, 3 décembre 1999, no 207434, AJDA, vol. 2000.126. Pour la jurisprudence pertinente de la Cour EDH en matière d’impartialité, voir not. Cour EDH, De Cubber c. Belgique, déc. cit., § 30 ; Cour EDH, Micallef c. Malte, 15 octobre 2009, Requête n°17056/06, § 93‑99 ; Cour EDH, Morice c. France, 23 avril 2015, Requête n°29369/10, § 73‑78.

[13] CE, Gervaise, 10 juillet 1957, no 26517, Lebon, p. 466 ; CE, 3 décembre 1999, no 195512, Lebon ; CE, Société Labor Metal, 23 février 2000, no 195715, Lebon, p. 832.

[14] Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, JO 21.04.2016, art. L. 131-2 : « Les membres du Conseil d’État exercent leurs fonctions en toute indépendance, dignité, impartialité, intégrité et probité et se comportent de façon à prévenir tout doute légitime à cet égard. » ; art. L. 231-1-1 : « Les magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel exercent leurs fonctions en toute indépendance, dignité, impartialité, intégrité et probité et se comportent de façon à prévenir tout doute légitime à cet égard. ». Voir aussi Ibid. art. L. 131-3 et L. 231-4 (introduits par la Loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, JO 12.10.2013, art. 1 et 2) rappelant l’obligation pour ces personnes de mettre fin aux situations de conflit d’intérêt ; Charte de déontologie de la juridiction administrative, 2020, p. 16 ; Recommandation du collège de déontologie n°2/2022, 24 novembre 2022.

[15] CE, 7 août 2008, no 278769, AJDA, p. 2181 ; CE, Société lyonnaise des eaux France, 7 octobre 2016, no 392351.

[16] Cour EDH, Piersack c. Belgique, 1 octobre 1982, Requête n°8692/79, § 30

[17] Point 5 de la décision commentée.

[18] Voir, entre autres : CE, Delle Arbousset, 2 mars 1973, Lebon, p. 189 ; CE, 30 novembre 1994, no 123452 et 123453 ; CE, 16 janvier 1995, no 135343 ; CE, 24 octobre 1997, no 165516 ; CE, SARL Berre Station, 22 mai 2002, no 231105 ; CE, Union syndicale des magistrats administratifs et Ligue des droits de l’Homme, 11 juillet 2007, no 302040 et 302137, Lebon, p. 638 ; CE, Marc-Antoine, 26 mai 2010, no 309503, Lebon, p. 698 ; CE, 25 mars 2020, no 411070, Lebon.

[19] Article R. 122-21-1 du Code de justice administratif : « […] les membres du Conseil d’État ne peuvent participer au jugement des recours dirigés contre les actes pris après avis du Conseil d’État, s’ils ont pris part à la délibération de cet avis. ».

[20] Cour EDH, Union fédérale Que Choisir de Côte d’Or c. France, 15 juillet 2009, Requête n°39699/03.

[21] R. 721-4 du Code de justice administrative.

[22] CE, 7 août 2008, déc. cit., p. 2181.

[23] CE, Société lyonnaise des eaux France, déc. cit.

[24] Charte de déontologie de la juridiction administrative, doc. cit., p. 28 et 88.

[25] À part les textes déjà cités, on peut aussi mentionner les articles L. 124-4, L. 124-7, L. 124-13 ainsi que L. 124-14 du Code général de la fonction publique concernant les règles déontologiques applicables aux agents publics.

[26] CE, Société lyonnaise des eaux France, déc. cit.

[27] Cour EDH, Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, Requête n°10486/83, § 48 ; Cour EDH, Micallef c. Malte, déc. cit., § 96 ; Cour EDH, Morice c. France, déc. cit., § 76.

[28] Cour EDH, Pescador Valero c. Espagne, 17 juin 2003, Requête n°62435/00, § 27‑28 ; Cour EDH, Blesa Rodríguez c. Espagne, 1 décembre 2015, Requête n°61131/12, § 44.

[29] Les articles L. 133-3, L. 234-2-1, et L. 234-2-2 du Code de justice administrative.

[30] « La récusation d’un membre de la juridiction est prononcée, à la demande d’une partie, s’il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité. »

[31] C. Gardner Geyh, « The Dimensions of Judicial Impartiality », Florida Law Review, 2013, vol. 65, p. 493 “perfect impartiality is at most an ideal; ‘impartial enough’ has, of necessity, become the realistic goal.”.

[32] Cour EDH, Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, Requête n°22399/93, § 38.

[33] Cour EDH, Micallef c. Malte, déc. cit., § 97 ; Cour EDH, Morice c. France, déc. cit., § 77 : « L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure. ».

[34] Cour EDH, Puolitaival et Pirttiaho c. Finlande, 23 novembre 2004, Requête n°54857/00, § 48‑49.

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