Le blog Droit administratif

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30 01 2024

Le clap de fin du brouillage de la frontière entre actes constitutifs et actes récognitifs. Commentaire sous CE, 13 oct. 2023, Sté Guillet-Joguet, n° 466114

Il est des décisions contre lesquelles le sort semble s’acharner. Leur force de conviction les place cependant, malgré elles, sous les feux des projecteurs. La décision Sté Guillet-Joguet, rendue par le Conseil d’État le 13 octobre 2023, fait incontestablement partie de celles-là. Cette décision, faut-il le rappeler, réunissait toutes les conditions formelles pour passer inaperçue. Rendue par une chambre jugeant seule, elle fut publiée sur Ariane Web sous le code « C », symbole de la faible portée qu’a entendu lui réserver le Palais-Royal. Pourtant, lorsqu’on s’intéresse au fond, l’importance du problème de droit qu’elle traite et la solution qu’elle y apporte démontrent que ce fichage peu élogieux s’inscrit pleinement dans une politique de communication[1]. Il s’agit à la vérité de faire passer discrètement une solution marquant, il faut l’espérer, un coup d’arrêt à un cheminement jurisprudentiel des plus tortueux. Par cet arrêt, le Conseil d’État apporte d’intéressantes précisions sur la nature juridique de la décision de classement dans le domaine public artificiel. En subordonnant l’entrée des ateliers-relais dans le domaine public communal au respect des critères ordinaires de la domanialité publique, tout en relevant l’insuffisance de l’acte de classement, le Conseil d’État met un terme à des divergences jurisprudentielles ayant, ces dernières années, hanté son prétoire.

Des faits qui ont conduit les parties devant le Conseil d’État, on peut retenir qu’une commune vendéenne avait signé au cours de l’année 2000 avec une entreprise d’outillage locale un contrat de « crédit-bail immobilier, d’une durée de quinze ans, portant sur un terrain bâti situé dans la zone artisanale des Mollaires, sur le territoire de cette commune, et comportant une option, pouvant être exercée à compter de la huitième année, d’achat de l’ensemble immobilier composé de ce terrain et de l’atelier-relais que la commune y avait édifié ».

En 2021, à la suite d’un différend quant au devenir de la zone des Mollaires, la commune a « prononcé le classement de l’ensemble immobilier en cause dans le domaine public communal » et a, par une requête du 16 juin 2022, saisi le juge du référé mesures utiles du tribunal administratif de Nantes d’une demande d’expulsion sur le fondement de l’article L. 521-3 du Code de justice administrative. Par une ordonnance du 11 juillet 2022, le tribunal fit droit à sa demande en enjoignant à la société Guillet-Joguet de libérer les locaux qu’elle occupe. La société se pourvoit en cassation contre l’article 1er de cette ordonnance sous le n° 466114. Par ailleurs, la société a, par une requête du 12 octobre 2022, demandé au juge des référés du même tribunal qu’il mette fin à l’injonction qu’il avait prononcée, en application de l’article L. 521-4 du Code de justice administrative. Par une ordonnance en date du 3 novembre 2022, le juge des référés a rejeté la requête en révision et, faisant droit aux conclusions reconventionnelles présentées par la commune, a assorti l’injonction de quitter les lieux d’une astreinte de 50 € par jour de retard. La société se pourvoit en cassation contre cette dernière ordonnance.

Le Conseil d’État devait répondre à la question de savoir si le classement d’un atelier-relais, situé dans une zone artisanale et utilisé par une entreprise privée pour les besoins de son activité commerciale, dans le domaine public communal permet de l’y incorporer alors même que les critères ordinairement requis ne seraient pas réunis.

D’entrée, le problème semble résolu tant l’article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) paraît clair sur la question. Néanmoins, eu égard au contexte particulier de l’affaire, dont le cadre temporel exigeait de prendre en considération l’état du droit existant aussi bien avant l’entrée en vigueur du CGPPP qu’après, sans oublier les multiples divergences jurisprudentielles sur la question, le Conseil d’État s’est livré à un raisonnement aussi clair que précis. Après un rappel de l’évolution des conditions d’entrée dans le domaine public d’un bien immobilier au regard de son aménagement spécial puis indispensable au service public, il considère que pour qu’un bien soit matériellement qualifié comme tel, il ne suffit pas que la personne publique propriétaire ait tenté de le classer dans le domaine public dans le seul but de se séparer d’un cocontractant encombrant. Le Conseil d’État en conclut que les ateliers-relais municipaux demeurent dans le domaine privé des communes même lorsqu’ils font l’objet de classement dans le domaine public par une délibération ad hoc. Ce raisonnement débouche sur l’annulation, pour erreur de droit, des ordonnances querellées et la reconnaissance de la compétence du juge judiciaire.

Cet arrêt vient, ce faisant, mettre un terme à l’excessive prise de liberté de la Haute Assemblée vis- à-vis de sa jurisprudence de principe et, surtout, des règles posées par le CGPPP en matière de détermination de la consistance du domaine public artificiel.

En réaffirmant, une quinzaine d’années après sa décision Commune de Saint-Denis de la Réunion[2], la nécessité des conditions d’entrée d’une dépendance artificielle dans le domaine public (I), le Conseil d’État semble marquer une rupture avec sa ligne prétorienne contraire aux exigences de la domanialité publique issues du Code général de la propriété des personnes publiques (II).

I – Le rappel des conditions nécessaires à l’entrée d’une dépendance artificielle dans le domaine public

Le juge administratif a pendant longtemps considéré que les ateliers-relais font, eu égard à leur construction pour les besoins d’entreprises locales[3], partie du domaine privé des collectivités territoriales. Même si de tels ateliers pourraient très bien remplir les critères de la domanialité publique, des raisons d’opportunité conduisent les collectivités à suivre ce régime juridique en préconisant l’application du droit privé des baux[4]. La difficulté semble en revanche surgir lorsque ces ateliers font l’objet d’un acte de classement dans le domaine public, indépendamment de la réunion des conditions ordinaires d’incorporation des biens au domaine public. Écartant en l’espèce une jurisprudence particulièrement controversée[5], le Conseil d’État va, pour déterminer la domanialité publique des biens litigieux, retracer l’évolution des critères d’incorporation des biens au domaine public (A) avant de relever, à la suite d’un bilan du reste négatif, l’insuffisance de la décision de classement dont l’intervention ne constitue qu’un acte récognitif ou déclaratif (B).

A. Un rappel de l’évolution des critères d’incorporation d’un bien au domaine public

Le contexte particulier de la présente affaire a conduit le Conseil d’État à remonter le temps. Cette démarche l’a tout naturellement poussé à s’interroger sur l’éventuelle qualification matérielle de l’atelier-relais en une dépendance du domaine public, tant au regard des critères applicables avant l’entrée en vigueur du CGPPP, intervenu le 1er juillet 2006, qu’après. Ce raisonnement est visible dès le point 2 de la décision commentée et ne constitue, de toute évidence, qu’un rappel d’une ligne prétorienne bien établie.

En affirmant qu’ « avant l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2006, du Code général de la propriété des personnes publiques, l’appartenance au domaine public d’un bien était, sauf si ce bien était directement affecté à l’usage du public, subordonnée à la double condition que le bien ait été affecté au service public et spécialement aménagé en vue du service public auquel il était destiné », le Conseil d’État se borne à rappeler l’état de sa jurisprudence, avant l’avènement du CGPPP, en matière de qualification des biens du domaine public. Hors le critère organique de l’appartenance du bien à une personne publique[6], qui est ici implicite, la Haute juridiction met en lumière le critère alternatif dualiste : l’affectation à l’usage du public et l’affectation au service public.

Le critère de l’affectation à l’usage du public fut consacré, en 1935, dans l’arrêt Marécar[7] à propos d’un cimetière. Le Conseil d’État reconnaît à l’occasion de ce contentieux que l’usage du public constitue une condition suffisante pour qu’un bien appartienne au domaine public. D’un point de vue chronologique, il s’agit du premier critère retenu pour reconnaître la domanialité publique d’un bien.

Le critère de l’affectation au service public est, quant à lui, apparu dès le XIXe siècle en doctrine. Mais il a fallu attendre les années de résurrection des services publics, alors en crise, pour lui rendre ses lettres de noblesse. Le ton fut donné en 1956 avec l’arrêt Société Le béton[8]. L’arrêt ajoute la condition de l’aménagement spécial pour encadrer l’extension de la domanialité publique. Cette jurisprudence requiert, en résumé, deux conditions pour qualifier un bien de dépendance du domaine public : l’affectation du bien à un service public et son aménagement spécial en vue de l’exécution des missions de ce service public.

On observera cependant que la finalité réductrice de l’aménagement spécial « n’a pas joué le rôle qui lui était dévolu, la modestie des aménagements retenus par l’arrêt [Société Le Béton] lui-même encourageant cette évolution »[9]. Le juge administratif considérait en l’occurrence que les terrains litigieux, dépendant d’un port industriel dont l’aménagement et l’exploitation ont été confiés, sur la base d’une concession de service public, à un établissement public font partie du domaine public car ils ont fait l’objet d’installations destinées à les rendre propres à l’exécution d’une mission de service public. La souplesse observée au niveau de la qualification de l’aménagement spécial va trois ans plus tard s’amplifier avec l’arrêt Dauphin[10] qui, pour le coup, porte bien son nom. Le Conseil d’État se montre moins exigeant sur l’importance matérielle de l’aménagement spécial de sorte qu’en l’espèce une simple chaîne supportée par deux bornes et une grille « en vue d’assurer la protection de ce site [L’allée des Alyscamps à Arles] classé à la fois comme monument historique et comme site artistique ». D’ailleurs, le commissaire du gouvernement ne s’embarrasse d’aucune précaution oratoire en soutenant que l’importance matérielle des aménagements « importe peu » et que ce qui compte, c’est « qu’ils ont été réalisés »[11]. Ce laxisme va, en partie, contribuer à l’hypertrophie de la domanialité publique, que tentera tant bien que mal de juguler beaucoup plus tard le CGPPP.

Après le rappel de l’état du droit existant avant le CGPPP, le Conseil d’État revient sur le léger aménagement apporté aux critères de la domanialité publique avec l’entrée en vigueur du Code, en invoquant son article L. 2111-1 : « Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ». Le critère de l’appartenance du bien à une personne publique apparaît ici explicitement. Pour ce qui est du critère finaliste, les rédacteurs du Code ont voulu restreindre les conditions d’incorporation des biens au domaine public. D’une part, l’affectation à l’usage du public est devenue l’affectation à l’usage direct du public. D’autre part, le critère de l’aménagement spécial pour les besoins de la mission de service public auquel le bien est affecté, jugé laxiste, a été remplacé par celui plus contraignant de l’aménagement indispensable.

Après vérification des différents critères qui viennent d’être exposés, aussi bien avant qu’après l’entrée en vigueur du CGPPP, le Conseil d’État juge que « si la construction d’ateliers-relais par une commune a pour objet de favoriser son développement économique en complétant ses facultés d’accueil des entreprises et relève donc d’une mission de service public, cette circonstance ne suffit en revanche pas à faire regarder ces ateliers, qui ont vocation à être loués ou cédés à leurs occupants, comme étant affectés, une fois construits, à un service public et, sous réserve qu’ils aient fait l’objet d’un aménagement spécial ouindispensable, à les incorporer de ce seul fait dans le domaine public de la commune ». Il s’agit là d’une reprise du considérant de principe de l’arrêt Commune de Mantes- la-Jolie : le seul ajout demeurant le caractère indispensable de l’aménagement pour tenir compte du cadre temporel dans lequel s’inscrit le litige. Partant, nous dit le Conseil d’État, puisque l’atelier-relais litigieux avait été « édifié par la commune pour les besoins de la société Guillet-Joguet, qu’il n’était pas affecté à l’usage direct du public et ne pouvait être regardé comme affecté à un service public pour les besoins duquel il aurait fait l’objet d’aménagements spéciaux ou indispensables » alors même qu’il apparaissait de manière claire que la commune entendait « céder le bien après sa libération », il était matériellement impossible d’y voir une dépendance du domaine public communal.

Le Conseil d’État considère, au terme de ce raisonnement, qu’ en accueillant la demande d’expulsion qui lui était soumise sans relever l’incompétence de la juridiction administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a commis une erreur de droit. La solution est d’autant plus cohérente que le juge administratif suprême soutient, à la suite de ce rappel des critères traditionnels de la domanialité publique, qu’un acte de classement ne saurait à lui seul faire incorporer un bien au domaine public.

B. Une insuffisance de la décision de classement du bien dans le domaine public

En dehors des cas particuliers du domaine public routier et du domaine public fluvial, qui ne sont pas en cause en l’espèce, l’entrée dans le domaine public ne dépend pas d’une décision de classement.

Pour rappel, le conseil municipal de Rives-de-l’Yon a, par une délibération du 30 septembre 2021, prononcé le classement de l’ensemble immobilier en cause dans le domaine public communal. Cette délibération, adoptée 20 ans après la conclusion du contrat de crédit-bail, n’a visiblement pour seul but que de se débarrasser d’un cocontractant devenu encombrant. Il s’agit manifestement d’un détournement de pouvoir. D’ailleurs, à supposer que le détournement de pouvoir ne soit pas caractérisé, cet acte de classement, dont la délibération constitue la cheville ouvrière, serait au mieux purement récognitif. C’est la lecture qu’en fait le Conseil d’État, en l’espèce, en fondant son interprétation sur le premier alinéa de l’article L. 2111-3 du CGPPP : « S’il n’en est disposé autrement par la loi, tout acte de classement ou d’incorporation d’un bien dans le domaine public n’a d’autre effet que de constater l’appartenance de ce bien au domaine public ». Loin d’être novatrice, ce raisonnement caractérisait la jurisprudence du Conseil d’État bien avant l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques[12]. La jurisprudence a, en réalité, pendant longtemps considéré l’acte de classement comme étant purement déclaratif et dénué de toute utilité[13]. Superfétatoire, il n’intervient que pour constater l’existence d’un bien dans le domaine public artificiel.

Dans la pratique, le classement est souvent confondu à l’affectation. Il s’en « distingue toutefois car il ne peut être que postérieur à l’affectation et ne saurait en lui-même conférer la domanialité »[14]. Sa seule utilité réside dans l’apport de précisions sur la classification du bien dans une catégorie domaniale et sur la collectivité chargée de l’entretien. En matière de voirie routière, par exemple, le classement intervient pour ranger la voie publique dans l’une des catégories de voies publiques : autoroutes, routes nationales, routes départementales ou communales. Le Conseil d’État subordonne d’ailleurs l’entrée en vigueur de l’acte de classement « à l’accomplissement de formalités adéquates de publicité »[15].

Dans notre cas d’espèce, il n’apparaît nulle part dans le texte de l’arrêt que l’intervention de la délibération 20 ans après la conclusion du contrat de crédit-bail aurait un caractère récognitif. Il suit de là que cette délibération intervient, on l’a dit, dans le contexte d’un différend opposant la commune à son cocontractant, la société Guillet-Joguet. Aussi, le Conseil d’État en vient à la conclusion que l’existence de cette délibération ne saurait dispenser le juge des référés du tribunal administratif de Nantes de vérifier que l’atelier-relais, qui n’était pas affecté à l’usage direct du public, était affecté par la commune à un service public et avait fait l’objet, s’agissant d’un local construit et donné à bail avant l’entrée en vigueur du CGPPP, d’aménagements spéciaux.

De fait, ainsi que l’écrivait le professeur René Chapus, « l’autorité administrative ne détient pas de pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la consistance du domaine public. Ses décisions doivent, dans tous les cas, être exactement ajustées à ce que sont objectivement les biens qu’elles concernent »[16]. Aller à l’encontre de cette idée, comme ce fut malheureusement le cas avec le précédent de 2008, serait de toute évidence méconnaître les exigences de la loi et doter, par voie de conséquence, l’Administration de la faculté de s’affranchir de la définition du domaine public, en y incorporant des biens qui ne remplissent pas les conditions requises[17].

 En maintenant les ateliers-relais en cause dans le domaine privé de la commune de Rives-de-l’Yon, tout en écartant la compétence du juge administratif en l’espèce, le Conseil d’État semble se faire l’écho des nombreuses exhortations doctrinales. Il réhabilite ce faisant la décision Commune de Mantes-la-Jolie et s’engage incontestablement sur la voie d’un retour à la cohérence de sa jurisprudence sur le régime juridique des ateliers-relais.

II – Le retour à la cohérence de la jurisprudence du Conseil d’État sur le régime juridique des ateliers-relais

Par cette décision du 13 octobre 2023, le Conseil d’État fait, d’un point de vue jurisprudentiel, le chemin inverse du sens de la décision Commune de Saint-Denis de la Réunion. Il réaffirme ainsi sa décision Mantes-la-Jolie qu’il avait cru devoir neutraliser. Cette neutralisation laissait d’autant plus perplexe qu’elle allait à l’encontre des dispositions du Code général de la propriété des personnes publiques auquel, on le sait, les membres les plus éminents de la Haute Assemblée ont fortement contribué à la rédaction. La contradiction entre les solutions de 2004 et 2008 constituaient, en tout cas, un véritable affront à l’égard des outils destinés à assurer la cohérence des décisions du juge administratif. On peine, en effet, à comprendre comment ces divergences ont pu échapper à la vigilance de ces réunions plus ou moins informelles qui, au Conseil d’État et dans les Cours administratives d’appel, permettent à la juridiction d’assurer en interne la cohérence de ses décisions[18]. Quoi qu’il en soit, l’écoulement du temps ayant fait son œuvre, et mieux vaut tard que jamais, le Conseil d’État semble avoir retrouvé le chemin de la cohérence de sa jurisprudence à travers une remise en cause de la décision Commune de Saint-Denis de la Réunion (A). Ce revirement a été, au demeurant, grandement facilité par les arguments contradictoires de la commune défenderesse (B).

A. Un abandon de la jurisprudence Commune de Saint-Denis de la Réunion

S’éloignant de sa jurisprudence de principe, le Conseil d’État avait jugé en 2008, à propos des ateliers-relais, que « lorsqu’un bien appartenant à une personne publique a été incorporé dans son domaine public par une décision de classement, il ne cesse d’appartenir à ce domaine sauf décision expresse de déclassement ». La décision ajoute qu’il « résulte des pièces du dossier, et qu’il n’est pas contesté par la commune, que les ateliers occupés par la société Lucofer ont fait l’objet d’une décision de classement dans le domaine public communal par délibération du conseil municipal ; que, par suite, sont sans incidence sur cette appartenance au domaine public les critères issus de la jurisprudence du Conseil d’État et tirés notamment de ce que ces ateliers auraient vocation à être loués ou cédés à leurs occupants ou que les baux consentis en vue de leur occupation revêtiraient le caractère de contrats de droit privé ». Le Conseil d’État avait, sur le fondement de ce considérant de principe, admis l’incorporation des ateliers-relais au domaine public, dans les mêmes configurations que l’arrêt commenté, avec pour conséquence l’application du droit administratif des titres d’occupation et la compétence du juge administratif en matière de contentieux de l’expulsion des occupants sans titre du domaine public[19]. Vivement critiquée en son temps par le professeur Philippe Yolka, qui fit remarquer avec justesse qu’elle se heurtait aux dispositions du Code général de la propriété des personnes publiques qui consacrent le caractère purement déclaratif des actes de classement[20], cette décision apparaît depuis isolée. De l’aveu de Romain Victor, rapporteur public de l’arrêt commenté, aucun rapporteur public n’a depuis mentionné cette décision dans ses conclusions[21].

À rebours du professeur Philippe Yolka, qui qualifiait la décision Commune de Saint-Denis de la Réunion d’ « hétérodoxe »[22], le professeur Norbert Foulquier soutenait dans une étude estimée que faire produire des effets à une décision de classement constituait une garantie de la sécurité juridique[23]. Cet argument est troublant au regard des règles établies par le CGPPP en la matière. Lorsqu’on suit de près la logique défendue par l’éminent auteur, on en vient à faire primer le principe de sécurité juridique sur des règles d’origine législative. Ce qui est évidemment préoccupant quand on sait depuis 2006 avec la décision Société KPMG et autres[24], et donc avant le virage jurisprudentiel de 2008, que la sécurité juridique est un principe général du droit qui, faut-il le souligner, a une valeur infra-législative et supra-décrétale. On comprend donc très mal comment une norme infra-législative pourrait supplanter une norme législative. Cet argument nous paraît dès lors contestable. Il n’éclaire pas davantage les membres du Palais-Royal dont la jurisprudence fut pendant longtemps caractérisée par de multiples divergences à propos du statut domanial des ateliers-relais.

Au total, en jugeant en l’espèce que « le bien immobilier en cause était manifestement insusceptible d’être qualifié de dépendance du domaine public » du simple fait de son classement, sans l’intervention des conditions ordinaires d’entrée d’un bien dans la domanialité publique, le Conseil d’État semble revenir à « l’orthodoxie »[25] et sonne ainsi le glas de sa décision Commune de Saint-Denis de la Réunion. Ce revirement, on l’a dit, a beaucoup été facilité par les arguments contradictoires déployés par la commune au cours du procès.

B. Un revirement facilité par les arguments contradictoires de la commune

Il y a à vrai dire une certaine contradiction dans la démarche de la commune dans le cas d’espèce. Trois raisons au moins sous-tendent cette position d’après le conseiller Romain Victor.

L’auteur observe, tout d’abord, que le contrat de crédit-bail conclu entre la commune et la société prévoyait une option d’achat au profit du preneur au terme du bail sans que l’exercice de cette faculté ne soit subordonné à l’adoption d’un acte de déclassement par la commune. Le bien litigieux serait, en conséquence, un bien du domaine public que la commune aurait vraisemblablement méconnu le principe d’inaliénabilité[26]. L’existence de cette clause jette à elle seule un sérieux doute sur l’appartenance de l’atelier-relais au domaine public de la commune. Il fait remarquer, ensuite, qu’il est frappant de constater que le contrat de crédit-bail, qui exigeait du preneur un « loyer » en contrepartie du « bail » et non une « redevance » comme c’est habituellement le cas en matière d’occupation privative du domaine public, ne faisait aucune référence à l’appartenance des biens litigieux au domaine public communal. Il observe, enfin, que la commune semble se contredire dans sa demande lorsqu’elle tente de justifier l’urgence et l’utilité de la mesure d’expulsion du domaine public à travers sa ferme volonté de vendre à un acquéreur qui s’était manifesté à cette fin ; lequel lui avait, de surcroît, remis une lettre d’intention versée aux débats contentieux[27]. L’examen des clauses contenues dans le contrat litigieux et les arguments de la commune au soutien de la demande d’expulsion du cocontractant sont à rebours des règles protectrices de la domanialité publique. Nous serions en présence d’un bien du domaine public que de telles clauses n’y auraient pas leur place ou seraient, à tout le moins, assorties de quelques réserves dès la conclusion du contrat.

Par ailleurs, même si le Conseil d’État a pu juger dans une décision analogue qu’une commune, qui fait l’acquisition d’un immeuble sur lequel elle fait ensuite réaliser des travaux en vue de l’aménager et de l’exploiter en gîte rural, doit être regardée comme ayant affecté cet immeuble au service public de développement économique et touristique[28], il n’en va pas ainsi nécessairement de toutes les interventions économiques d’une commune. C’est d’autant plus significatif qu’à l’occasion de la décision Commune de Mantes-la-Jolie, qui reçut les honneurs du recueil Lebon contrairement à la décision Commune de Saint-Denis de la Réunion, les juges du Palais-Royal soutenaient que « si la construction d’ateliers-relais par une commune a pour objet de favoriser son développement économique en complétant ses facultés d’accueil des entreprises et relève donc d’une mission de service public, cette circonstance ne suffit en revanche pas à faire regarder ces ateliers, qui ont vocation à être loués ou cédés à leurs occupants, comme étant affectés, une fois construits, à un service public et, sous réserve qu’ils aient fait l’objet d’un aménagement spécial, à les incorporer de ce seul fait dans le domaine public de la commune »[29].

La décision commentée s’inscrit à n’en pas douter dans cette mouvance jurisprudentielle. En effet, si pour qualifier le contrat litigieux de contrat administratif, les parties au contrat de crédit-bail soutenaient que la commune agissait dans le cadre des actions de développement économique qu’elle mène sur son territoire, en faveur de l’emploi notamment, il n’en résultait pas que l’atelier- relais aurait été affecté à un service public dont la commune aurait eu la charge ou à l’exécution duquel la société requérante aurait participé.

Conclusion

La décision Sté Guillet-Joguet n’aurait pas eu, du reste, toute la portée qu’on lui connaît aujourd’hui si le Tribunal des conflits s’était il y a quelques années, à l’occasion d’une affaire relative à la notion d’identité de litige en cas d’un conflit de compétences, prononcé sur l’appartenance de locaux affectés à une pépinière d’entreprises[30]. L’intérêt étant de savoir si ces locaux devaient suivre le même régime juridique que les ateliers-relais ou, au contraire, celui des immeubles servant aux contrôles techniques des véhicules[31]. Il faut, quoi qu’il en soit, espérer que la mise en cohérence dont la décision commentée est porteuse soit pérenne. On éviterait ainsi des contrariétés jurisprudentielles qui ne plaident pas toujours en faveur de l’acceptabilité des décisions de justice par les justiciables.


[1] V. sur ce point Philippe YOLKA, « Retour à l’orthodoxie : l’incorporation d’un atelier-relais communal dans le domaine public est illégale », JCP A, 2023, n° 45, p. 1200.

[2] CE, 26 mars 2008, Commune de Saint-Denis de La Réunion c/ Sté Lucofer, n° 298033.

[3] V. notamment CE, 3e et 8e ss-sect. réunies, 11 juin 2004, Commune de Mantes-la-Jolie, n° 261260, Lebon, p. 249 ; JCP A, 2005, p. 1215, étude Philippe YOLKA ; CAA Nantes, 20 juin 2019, SAS CIDE, n° 18NT01536 ; CAA Bordeaux, 20  novembre 2008, Sté aveyronnaise de fabrication industrielle de parquets, n° 07BX00046 et CAA Lyon, 9 juillet 2008, Communauté d’agglomération de Montluçon, n° 05LY01207.

[4] Philippe YOLKA, « Retour à l’orthodoxie : l’incorporation d’un atelier-relais communal dans le domaine public est illégale », op. cit., p. 1200 ; V. également Mathieu TOUZEI-DIVIA, « Terrains hors de la domanialité publique malgré les tentatives superficielles de son propriétaire », JCP A, 2023, n° 45, act. 1112.

[5] CE, 26 mars 2008, Commune de Saint-Denis de La Réunion c/ Sté Lucofer, n° 298033.

[6] CE, 17 janvier 1923, Ministre des travaux publics et Gouverneur général de l’Algérie c/ Société Piccioli frères, Rec., p. 44.

[7] CE, 28 juin 1935, Marécar, S. 1937, 3, p. 43.

[8] CE, Sect., 19 octobre 1956, Société Le Béton, RDP, 1957, p. 310.

[9] Jacqueline MORAND-DEVILLER, Pierre BOURDON et Florian POULET, Droit administratif des biens, LGDJ, 11e  éd., 2020, p. 45.

[10] CE, Ass., 11 mai 1959, Dauphin, Rec. p. 294

[11] Cité par Jacqueline MORAND-DEVILLER, Pierre BOURDON et Florian POULET, Droit administratif des biens, op.  cit., p. 48.

[12] CE, 15 juin 1932, Dame veuve Lafitte et Sieur Vignes L., n° 87470 et 88124, Lebon, p. 587 ; CE, Sect., 21 décembre 1956, SNCF c/ épx Giraud, Lebon, p. 492 ; CE, Sect., 20 juin 1958, Dame Prache, Lebon, p. 366

[13] V. Marceau LONG, concl. sur CE, 9 mai 1958, Delort, AJDA, 1959, p. 331.

[14] Jacqueline MORAND-DEVILLER, Pierre BOURDON et Florian POULET, Droit administratif des biens, op. cit., p.  128.

[15] CE, 5 décembre 2016, Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres, n° 398659.

[16] Cité par Philippe YOLKA, « Sur la nature juridique du classement dans le domaine public artificiel », JCP A, 2009, n° 8, p. 2035.

[17] Ibid.

[18] Sur l’importance de ces réunions informelles voir Daniel LABETOULLE, « Une histoire de troïka », in Mélanges en l’honneur de Louis Dubouis, Dalloz, 2002, p. 83 ; Sur la cohérence des décisions du juge administratif en particulier, v. Florian POULET, « L’organisation du procès administratif », AJDA, 2023, p. 2266.

[19] CE, 26 mars 2008, Commune de Saint-Denis de La Réunion c/ Sté Lucofer, n° 298033, JCP A, 2009, p. 2035, note Philippe YOLKA ; AJDA 2008, p. 1223 ; RDI 2008, p. 443, note Norbert FOULQUIER ; V. aussi, CAA Bordeaux, 19 février 2015, SARL Marcel Fo- Yam et a, n° 13BX01298, JCP A, 2016, p. 2122, n° 25, obs. Jean-Christophe VIDELIN.

[20] Philippe YOLKA, « Sur la nature juridique du classement dans le domaine public artificiel », op. cit., p. 2035.

[21] Victor ROMAIN, « Le classement tardif d’un atelier-relais dans le domaine public communal ne suffit pas à justifier la compétence du juge administratif des référés pour ordonner l’expulsion de ses occupants – Commentaire avec conclusions du rapporteur public », JCP A, 2023, n° 50, p. 2378.

[22] Philippe YOLKA, « Sur la nature juridique du classement dans le domaine public artificiel », op. cit., p.  2035

[23] Norbert FOULQUIER, « L’utilité enfin reconnue de l’acte de classement ou les vertus de la sécurité juridique », RDI, 2008, p. 443.

[24] CE, Ass., 24 mars 2006, Société KPMG et autres, n°288460.

[25] Philippe YOLKA, « Retour à l’orthodoxie : l’incorporation d’un atelier-relais communal dans le domaine public est illégal », op. cit., p. 1200.

[26] V. les articles L. 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) et L. 1311-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT).

[27] Victor ROMAIN, « Le classement tardif d’un atelier-relais dans le domaine public communal ne suffit pas à justifier la compétence du juge administratif des référés pour ordonner l’expulsion de ses occupants – Commentaire avec conclusions du rapporteur public », JCP A, 2023, n° 50, p. 2378.

[28] CE, 8e et 3e ss-sect. Réunies, 25 janvier 2006, Commune de Souche c/ Claite, n° 284878, Lebon T., 743-756-862-1021, JCP A, 2006, act. 117, obs. Marie-Christine ROUOLT.

[29] CE, 3e et 8e ss-sect. Réunies, 11 juin 2004, Commune de Mantes-la-Jolie, n° 261260, Lebon, p. 249, JCP A, 2005, p. 1215, étude Philippe YOLKA.

[30] TC, 6 juillet 2015, Métropole Rouen Normandie, n° 4011 ; V. aussi Élise LANGELIER, « Notion d’identité de litige lors d’un conflit de compétence », JCP A, 2015, act. 660.

[31] V. l’article 2 de l’ordonnance n° 2004-825 du 19 août 2004 relative au statut des immeubles à usage de bureaux et des immeubles dans lesquels est effectué le contrôle technique des véhicules et modifiant le code du domaine de l’État (partie législative).

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