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06 06 2023

Les limites de la distinction des recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux : la contestation d’une décision à objet pécuniaire

Il n’est pas trop de dire que la jurisprudence Lafage[1] laisse un souvenir impérissable à qui s’est un jour heurté à l’étude de la distinction des recours en contentieux administratif.

Pour cause, l’étude de la distinction des recours en contentieux administratif conduit à retenir que, par principe, la contestation de décisions administratives à objet pécuniaire relève du recours de plein contentieux ou de pleine juridiction, puisqu’elle consiste pour les requérants à requérir la condamnation de l’administration au versement d’une somme d’argent, et non l’annulation pure d’un acte administratif.

Or à rebours de cette présentation classique, qui veut que les recours tendant à la condamnation de l’administration au versement d’une somme d’argent relèvent du recours de plein contentieux, la jurisprudence Lafage prévoit que la contestation de décisions à objet pécuniaire peut, en certains cas, faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Pour ce faire, le requérant doit alors requérir du juge l’annulation de la décision lui refusant une somme d’argent, et non la condamnation de l’administration à lui verser cette somme d’argent.

Ainsi il résulte de la jurisprudence Lafage qu’en fonction de la formulation de sa demande, le requérant pourra opter soit pour un recours pour excès de pouvoir, soit pour un recours de plein contentieux.

Si, en ouvrant la voie du recours pour excès de pouvoir à la contestation des décisions à objet pécuniaire, la jurisprudence Lafage a principalement été justifiée par la nécessité de permettre aux requérants d’échapper, notamment pour les litiges d’un faible montant, à l’obligation du ministère d’avocat qui prévaut en plein contentieux, elle n’en reste pas moins d’un maniement délicat.

Témoignant des subtilités inhérentes à la distinction des recours en contentieux administratif et à l’application de la jurisprudence Lafage, le Conseil d’Etat a récemment été saisi d’une demande d’avis en application de l’article L. 113-1 du Code de justice administrative (CE, avis, 25 mai 2023, n° 471035).

La Cour administrative d’appel de Versailles à l’origine de cette demande d’avis a premièrement interrogé le Conseil d’Etat sur le point de savoir quelle est la nature d’un recours dirigé contre une lettre informant un agent public que des retenues sur son traitement vont être effectuées en raison de l’exercice injustifié de son droit de retrait[2].

Pour répondre à cette question, le Conseil d’Etat commence tout d’abord par rappeler la règle issue de la jurisprudence Lafage, et selon laquelle « la nature d’un recours exercé contre une décision à objet pécuniaire est fonction […] tant des conclusions de la demande soumise à la juridiction que de la nature des moyens présentés à l’appui de ces conclusions ».

Le Conseil d’Etat rappelle ensuite que le principe issu de la jurisprudence Lafage se heurte aux recours qui revêtent « par nature le caractère d’un recours de plein contentieux ».

Cela renvoie aux recours qui, même s’ils sont relatifs à la contestation d’une décision ayant un objet pécuniaire, n’offrent pas aux requérants la possibilité d’opter pour un recours pour excès de pouvoir en formulant différemment leur demande.

Relèvent ainsi par nature du recours de plein contentieux, d’une part, la contestation de certaines décisions à objet pécuniaire que la loi fait relever du plein contentieux[3] et, d’autre part, la contestation de différentes décisions à objet pécuniaire, telles que les titres exécutoires[4] ou les ordres de versement[5], qui sont désormais confondus en une seule et même catégorie : les titres de perception. Dans le prolongement, le Conseil d’Etat considère également que le bénéfice de la jurisprudence Lafage doit être écarté pour la contestation de décisions qui sont assimilables à des titres de perception[6].

Toute la question était donc ici de savoir si la lettre informant un agent public que des retenues sur son traitement vont être effectuées, en raison de l’exercice injustifié de son droit de retrait, est au nombre des décisions à objet pécuniaire dont la contestation peut relever du recours pour excès de pouvoir, et non du recours de plein contentieux, en fonction de la formulation de la demande du requérant.

A cet égard, le Conseil d’Etat retient que « Si le recours dirigé contre un titre de perception relève par nature du plein contentieux, la lettre informant un agent public de ce que des retenues pour absence de service fait vont être effectuées sur son traitement ne peut à cet égard être assimilée à une telle décision lorsqu’elle ne comporte pas l’indication du montant de la créance ou qu’elle émane d’un organisme employeur qui n’est pas doté d’un comptable public. Des conclusions tendant à l’annulation de cette décision et du rejet du recours gracieux formé contre celle-ci doivent être regardées comme présentées en excès de pouvoir ».

Il faut donc en comprendre que la lettre informant un agent public que des retenues sur son traitement vont être effectuées, en raison de l’exercice injustifié de son droit de retrait, ne peut être assimilée à un titre de perception, si elle ne comporte pas le montant de la somme à prélever, ou si elle émane d’un organisme qui ne dispose pas d’un comptable public.

En pareil cas, sa contestation ne relève donc pas par nature du recours de plein contentieux, mais peut aussi relever du recours pour excès de pouvoir en application de la jurisprudence Lafage. Autrement dit, dès lors que la décision en cause n’est pas assimilable à un titre de perception, l’option offerte par la jurisprudence Lafage peut jouer pleinement.

Le Conseil d’Etat poursuit ensuite en relevant que « La circonstance que ce recours en annulation soit assorti de conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint à l’administration de rembourser la somme prélevée, qui relèvent du plein contentieux, n’a pas pour effet de donner à l’ensemble des conclusions le caractère d’une demande de plein contentieux ».

Sur ce point, le Conseil d’Etat ne fait que rappeler la jurisprudence selon laquelle les conclusions à fin d’injonction, qui résultent de la demande principale, ne sont pas de nature à conférer à l’ensemble de la demande le caractère d’un recours de plein contentieux[7].

Pour cause, bien que les conclusions à fin d’injonction relèvent du plein contentieux, elles ne doivent leur existence qu’à celle des conclusions au principal, et ne présentent donc qu’un caractère accessoire par rapport à ces dernières. Dès lors, elles n’ont pas pour effet de faire relever l’ensemble de la demande du plein contentieux puisque la nature du recours n’est déterminée qu’au regard de la demande principale.

Ainsi, les conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint à l’administration, à la suite de l’annulation de sa décision à objet pécuniaire, de rembourser la somme illégalement prélevée ne sont pas de nature à conférer à l’ensemble de la demande le caractère d’un recours de plein contentieux.

Tout l’intérêt de cette solution jurisprudentielle est de permettre de donner son plein effet à la décision d’annulation du juge en l’accompagnant d’une injonction de faire pour l’administration, sans que l’intérêt de la jurisprudence Lafage, qui consiste principalement à contourner l’obligation du ministère d’avocat, ne soit perdu.

Outre la question de la nature du recours, la Cour administrative d’appel avait secondement interrogé le Conseil d’Etat sur le point de savoir si l’erreur commise par le juge sur son office, en raison d’une méprise sur la nature du recours dont il est saisi, constitue un moyen d’ordre public susceptible d’être relevé d’office dans le cadre de l’exercice d’une voie de recours[8].

En réponse à cette seconde question, le Conseil d’Etat s’est borné à retenir que « Dans l’hypothèse où le juge a méconnu tout ou partie de son office en raison d’une erreur quant à la nature du recours concernant la lettre informant un agent public de ce que des retenues pour absence de service fait vont être effectuées sur son traitement, le moyen tiré de la méconnaissance de son office est d’ordre public ».

Le Conseil d’Etat reste donc ici plus ou moins fidèle à sa jurisprudence antérieure, dont il résultait que l’erreur commise par un juge sur l’étendue de ses pouvoirs, en raison de la méprise sur la nature du recours dont il est saisi, constitue un moyen d’ordre public[9].

Dans son avis, le Conseil d’Etat semble encore lier la commission d’une erreur par le juge sur la nature du recours dont il est saisi à la méconnaissance de son office. En d’autres termes, l’erreur sur la nature du recours implique a priori une méconnaissance de son office par le juge.

Pourtant, P. Ranquet, dans ses conclusions sur cet avis, suggérait au Conseil d’Etat d’apporter une réponse innovante à cette question en se fondant sur l’« office effectif » du juge. Ce dernier proposait en effet « d’apporter une opportune précision à la jurisprudence issue de la décision [Lipinski du 27 avril 2007], et ce en ajoutant que l’erreur commise par le juge sur la nature du contentieux doit être censurée d’office si elle a eu une incidence sur les réponses apportées aux conclusions et moyens dont il était saisi, ou du moins si elle est susceptible d’en avoir eu une »[10].

Pour P. Ranquet, il s’agirait de censurer d’office l’erreur commise par le juge sur la nature du recours dont il est saisi, seulement lorsque cette erreur peut avoir des conséquences concrètes sur l’issue du litige.

Si elle peut heurter les défenseurs de la distinction des recours en contentieux administratif, une telle proposition repose pourtant sur des arguments indéniables en ce qui concerne la contestation des décisions à objet pécuniaire.

D’une part, en ce qui concerne les règles qui leur sont applicables, les recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux ont connu au fil du temps un rapprochement. Notamment, alors que la jurisprudence Lafage était justifiée par la volonté de faire échapper certains litiges à l’obligation du ministère d’avocat, les recours de plein contentieux soustraits à cette obligation se sont multipliés, faisant alors perdre à la jurisprudence Lafage une partie de son intérêt[11].

D’autre part, dans le cadre de la contestation d’une décision à objet pécuniaire, la saisine du juge de l’excès de pouvoir ou du plein contentieux peut avoir la même issue. Comme le relève P. Ranquet, « l’une comme l’autre voie permet d’examiner l’ensemble des questions de légalité de la décision de retenue, y compris de légalité externe ; combinée à l’injonction de restituer les retenues, leur annulation aura le même effet qu’on annule en excès de pouvoir la décision proprement dite ou la lettre à l’agent concerné assimilée à un titre de perception ».

Sans reprendre clairement les termes de son rapporteur public et en continuant de lier, par principe, l’erreur sur la nature du contentieux à la méconnaissance de l’étendue de son office par le juge, le Conseil d’Etat a vraisemblablement souhaité sauver les apparences de la distinction des recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux.

Pour autant, et même si elle y paraît favorable, sa formule ne résout pas clairement la question de savoir si le juge doit censurer d’office l’erreur sur la nature du contentieux, même si elle n’a pas pour autant eu pour effet de conduire le juge à méconnaître son office ou qu’elle n’a pas eu d’incidence sur l’issue du litige…


[1] CE, 8 mars 1912, Lafage, Lebon p. 348.

[2] En l’espèce, il était question d’un agent de la Poste qui avait fait valoir son droit de retrait lors des premières semaines de la pandémie de Covid-19, estimant alors que sa situation de travail l’exposait à un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé. Son employeur ayant toutefois considéré que la situation n’exposait pas son agent à un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, il lui a adressé une lettre annonçant que des retenues sur son traitement seraient réalisées pour service non fait.

[3] Il en va par exemple ainsi de la contestation des sanctions pécuniaires infligées par certaines autorités administratives indépendantes. Voir notamment, à ce titre, l’article L. 311-4 du Code de justice administrative.

[4] CE, sect., 27 avril 1988, Mbakam, Lebon p. 172 ; AJDA 1988, p. 438, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffre.

[5] CE, sect., 23 décembre 1988, Cadilhac, Lebon p. 465 ; AJDA 1989, p. 254, concl. M. Fornacciari.

[6] Voir notamment CE, avis, 25 juin 2018, n° 419227. Par cet avis, après avoir considéré que « La lettre par laquelle l’administration informe un militaire qu’il doit rembourser une somme indûment payée et qu’en l’absence de paiement spontané de sa part, un titre de perception lui sera notifié, est une mesure préparatoire de ce titre, qui n’est pas susceptible de recours », le Conseil d’Etat a retenu que « La lettre par laquelle l’administration informe un militaire qu’il doit rembourser une somme indûment payée et qu’en l’absence de paiement spontané de sa part, cette somme sera retenue sur sa solde est, en revanche, une décision susceptible de faire l’objet d’un recours de plein contentieux ».

[7] CE, sect., 9 décembre 2011, Marcou, Lebon p. 616, concl. R. Keller ; Dr. adm. 2012, 19, note F. Melleray.

[8] Pour rappel, un moyen d’ordre public est un moyen que les parties peuvent soulever à tout moment de la procédure ou, à défaut, que le juge doit relever d’office, c’est-à-dire sans qu’il soit besoin pour les parties de le soulever.

[9] CE, 27 avril 2007, Lipinski, Lebon T. p. 1046.

[10] https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CRP/conclusion/2023-05-25/471035?download_pdf

[11] Voir l’article R. 431-3 du Code de justice administrative.

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