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27 05 2021

La LPR, un cas d’école d’engagement de la responsabilité de l’État du fait des lois

« Et si l’exigence de qualification nationale pour accéder aux corps des enseignants-chercheurs était un principe fondamental reconnu par les lois de la République ? »[1]. La question pouvait se poser dans la foulée du vote de la loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020, de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 (ci-après LPR), abrogeant la procédure de qualification aux fonctions de professeur des universités par le Conseil National des Universités (ci-après CNU).

Le Conseil constitutionnel n’en a pas jugé ainsi. Mais les interrogations contentieuses soulevées par cet aspect de la réforme n’ont pour autant pas toutes été tranchées. La validation constitutionnelle de la loi en fait en effet un intéressant cas d’école d’engagement de la responsabilité de l’État du fait des lois : en raison de l’absence de mesures transitoires réglant le sort des 44 maîtres de conférences qualifiés aux fonctions de professeur des universités dans les sections juridiques (01 à 03) du CNU sous l’empire de l’ancienne procédure, et toujours en attente de poste.

Pourquoi eux, en particulier ? Parce que l’habilitation à diriger les recherches (HDR), qui est le sésame de droit commun pour l’accès au corps de professeur des universités, n’a pas la même valeur chez les juristes que dans les autres disciplines académiques. La HDR n’a longtemps présenté en droit qu’un intérêt très relatif, dans la mesure où la voie « normale » d’accès au corps des professeurs était – et est encore aujourd’hui – le concours national d’agrégation. Dans ces circonstances, il a d’abord été admis dans les années 1990 que la HDR soit délivrée en même temps que le doctorat puis, par la suite, qu’une compilation des meilleurs articles du candidat suffise pour décrocher l’habilitation. Point besoin de se lancer dans une nouvelle recherche d’ampleur témoignant d’une certaine maturité scientifique pour la décrocher. C’est ce qui explique l’importance particulière que jouait la qualification par le CNU dans les sections juridiques : elle seule valait reconnaissance du niveau scientifique des candidats.

L’entrée en vigueur de la LPR constitue pour cette raison une illustration typique d’engagement, sans faute, de la responsabilité de l’État-législateur pour rupture de l’égalité devant les charges publiques en application de la célèbre jurisprudence « La Fleurette » (Conseil d’État, Assemblée, 14 janvier 1938, Société Anonyme des produits laitiers « La Fleurette »). Naturellement, cette responsabilité ne peut être engagée qu’à titre exceptionnel et c’est la raison pour laquelle, outre la condition classique tenant à l’existence d’un préjudice imputable à l’État, cette jurisprudence ne trouve à s’appliquer que si le préjudice est : 1°) anormal et 2°) spécial. Or, justement, l’entrée en vigueur de la LPR cause un préjudice anormal et spécial aux maîtres de conférences juristes qualifiés aux fonctions de professeur des universités par le CNU selon l’ancienne procédure de qualification. A tel point qu’elle constitue même un cas d’école !

L’abrogation sèche de cette procédure et la généralisation de la qualification à tous les maîtres de conférences HDR titulaires désormais « réputés » qualifiés aux fonctions de professeur des universités – sans l’avoir jamais été ! – leur porte d’abord bien un préjudice dans la mesure où la qualification par le CNU s’analysait juridiquement comme un acte créateur de droits : c’était un acte administratif individuel favorable, réservant à ses bénéficiaires le droit d’être auditionnés par les comités de sélection pour le recrutement d’un professeur des universités sur le fondement des dispositions alors en vigueur de l’article 46 1° du décret n°84-431 du 6 juin 1984 (fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs).

Ce préjudice est ensuite évidemment anormal, dans le sens où il exige de la part des intéressés un sacrifice qui excède ce que l’État peut raisonnablement demander à ses sujets, fussent-ils fonctionnaires. Pour le comprendre, il faut savoir que la qualification aux fonctions de professeur était statistiquement très difficile à obtenir en droit – concours d’agrégation oblige : contrairement aux autres disciplines, le nombre de qualifiés par l’instance nationale était extrêmement faible (on comptait par exemple environ 10 qualifiés par an depuis 2014 en droit public). Quant au nombre de postes de professeurs mis au concours et réservés aux maîtres de conférences qualifiés, il était (également en droit public) de 6 par an environ depuis 2016[2]. Autrement dit, alors que chacun des maîtres de conférences qualifiés dans cette section du CNU avait environ 60 % de chances d’être recruté comme professeur avant l’entrée en vigueur de la LPR, cette probabilité chute de façon aussi spectaculaire que vertigineuse depuis l’entrée en vigueur de la loi, en passant à 2,5 %.

En réalité, la situation des maîtres de conférences qualifiés par le CNU est moins favorable encore, dans la mesure où ils s’étaient engagés pendant de longues années à élaborer un dossier répondant aux exigences élevées de qualification définies par les textes et la pratique au sein des sections 01 à 03, exigences qui étaient presque exclusivement scientifiques. En concentrant leurs efforts principalement sur leur activité de recherche, les maîtres de conférences qualifiés par le CNU se sont, pour certains d’entre eux, moins investis dans des responsabilités administratives au sein de leur établissement, contrairement à d’autres de leurs collègues qui avaient fait le choix d’une carrière plus « administrative » que « scientifique ». Ces derniers, qui ont rendu pendant des années de bons et loyaux services à leurs établissements et sont, par suite, bien introduits dans les cercles où les décisions se prennent – s’agissant notamment des ressources humaines –, se trouvent désormais dans une situation bien plus favorable que celle de la plupart des maîtres de conférences qualifiés : réputés inscrits sur la liste de qualification aux fonctions de professeur des universités par la volonté du législateur, ils pourront faire valoir, en plus de cette « qualification » automatique, des responsabilités administratives et une proximité géographique que les maîtres de conférences qualifiés CNU n’auront pas toujours à leur crédit. Ainsi, par un retournement de situation aussi brutal qu’imprévisible, la chance des intéressés d’être recrutés comme professeurs des universités se voient soudainement remises en cause, tout comme leurs espérances légitimes. C’est d’ailleurs ce que révèle la campagne de recrutement en cours : nombreux sont les candidats qualifiés par le CNU qui sont classés par les comités de sélection après un (voire plusieurs) candidats (locaux) non qualifiés. Observons au passage qu’alors que la LPR prétend renforcer l’excellence scientifique, elle abandonne ceux qui ont joué le jeu de l’éthique républicaine de l’effort…

Soit. Mais cette situation suffit-elle à engager la responsabilité de l’Etat-législateur au profit des maîtres de conférences juristes qualifiés par le CNU, dès lors que les qualifiés en attente de poste sont également nombreux dans les autres disciplines, en raison de la pénurie de postes qui touche l’Université française ? Ne sont-ils pas placés dans une situation similaire ? Non, car les apparences sont ici trompeuses. Le préjudice subi par les 44 enseignants-chercheurs juristes est bien spécial, dans la mesure où, couplée à la qualification automatique des maîtres de conférences HDR titulaires, l’abrogation de la procédure de qualification les pénalise d’une façon incomparable. Deux raisons à cela : premièrement, l’HDR est beaucoup plus sélective dans les autres disciplines académiques pour être soumise à des exigences scientifiques élevées. Elle joue ainsi le rôle de « filtre » attribué, avant son abrogation, à la qualification par le CNU chez les juristes. Deuxièmement, (et en conséquence) dans ces autres disciplines, c’est depuis toujours l’obtention de l’HDR (et non la qualification par le CNU) qui atteste des qualités scientifiques des candidats souhaitant intégrer le corps des professeurs des universités, dès lors que la pratique des sections non-juridiques du CNU consistait à délivrer presque automatiquement la qualification aux fonctions de professeur aux maîtres de conférences titulaires de l’HDR. Autant dire que la suppression de la qualification n’emporte pratiquement aucune conséquence en dehors des sections juridiques.

Ironie de l’histoire, leur spécificité a été reconnue par la ministre de l’enseignement supérieur elle-même qui a autorisé, par un protocole signé le 18 février 2020, la mise en place d’une procédure de recrutement dérogatoire pour les concours de professeur des universités dans les disciplines du groupe 1 du CNU pour les années 2022, 2023 et 2024 – dont les disciplines juridiques.

Restait à chiffrer le préjudice. Entre préjudice moral, financier et perte de chance, nous l’avons évalué, pour les 44 intéressés, à plus de 14 millions d’euros.

Autant d’argent qui serait mieux employé en actant, dans le cadre de l’opération de rehaussement/repyramidage (décidée par le gouvernement et qui devrait concerner 2000 maîtres de conférences toutes disciplines confondues), la promotion des intéressés au nom de cette excellence scientifique que la LPR a pour vocation de servir. Avoir besoin de le rappeler n’est pas le moindre des paradoxes de cette réforme.


[1] Véronique Champeil-Desplats, « Et si l’exigence de qualification nationale pour accéder aux corps des enseignants-chercheurs était un principe fondamental reconnu par les lois de la République ? », La Revue des Droits de l’Homme, Actualités Droits-Libertés, novembre 2020.

[2] De 2016 à 2021, 40 postes de professeurs ont été ouverts au recrutement au titre de l’article 46 du décret de 1984, contre 64 au concours d’agrégation de droit public, v. 20 propositions pour l’avancée dans le corps et le changement de corps des Maîtres de conférences. Rapport du Groupe de travail de la Section 02 du CNU, avril 2021.

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