De l’incertain autour du « nouveau » et du « non négligeable » : le préjudice écologique à l’épreuve du filtrage de la Cour de cassation
Par Florian Savonitto :: Droit et contentieux constitutionnel
Sur le fondement du caractère nouveau, la Cour de cassation a renvoyé, le 10 novembre 2020, une QPC au Conseil constitutionnel concernant la constitutionnalité de l’article 1247 du code civil. Celui-ci a considéré qu’ « est réparable, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». Les justiciables contestent le « seuil de réparabilité du dommage » au regard des articles 3 et 4 de la Charte de l’environnement qui ne posent « aucune limitation concernant la gravité du préjudice ». Cette incertitude constitutionnelle qui grève désormais la définition du préjudice écologique jusqu’à ce que se prononce le Conseil constitutionnel, s’en double d’une autre, cette fois-ci procédurale, portant sur les conditions de filtrage des QPC au regard de la motivation retenue sur le caractère nouveau.
La Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages du 8 août 2016 a créé un nouveau chapitre III dans le code civil aux fins de consacrer le préjudice écologique dont l’existence ne ressortait jusqu’alors que de la jurisprudence[1]. « Un tel bond de géant pour le droit de la responsabilité civile et pour la protection de l’environnement est le résultat d’une pluralité de forces, tantôt convergentes, tantôt divergentes, qui ont contribué, chacune à leur mesure, à forger le régime actuel de la réparation du préjudice écologique »[2]. Dans le concert des acteurs qui ont pris part à sa naissance légale, un seul manquait curieusement à l’appel : le Conseil constitutionnel. L’exercice du contrôle de constitutionnalité de la loi fondé sur l’article 61 de la Constitutionlui avait pourtant donné l’opportunité d’ajouter sa pierre à cet édifice. Mais la décision n°2016-737 DC du 4 août 2016 comme les saisines des députés et sénateurs sont restées désespérément muettes sur les futurs articles 1246 à 1252 du code civil dédiés à la réparation du préjudice écologique.
La QPC renvoyée par la Cour de cassation le 10 novembre 2020 viendra combler ce vide. Elle permettra aux sages de porter prochainement leur regard sur l’un des aspects du dispositif voté par l’Assemblée nationale après que le Gouvernement lui a donné le dernier mot sur le fondement de l’article 45 de la Constitution. Il s’agit de se prononcer, non sur les modalités prévues de sa réparation ou les titulaires de cette action, mais sur sa définition prévue à l’article 1247 selon laquelle « est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». Plus précisément, est visé par les auteurs de la QPC dont l’Association Réseau pour sortir du nucléaire le « seuil de réparabilité du dommage »[3] par le juge. Il serait contraire aux devoirs de prévention des atteintes à l’environnement et de contribution à la réparation des dommages causés à l’environnement au motif que les articles 3 et 4 de la Charte de l’environnement de 2004 ne posent « aucune limitation concernant la gravité du préjudice »[4]. Autrement dit, est mise en cause la constitutionnalité de la caractérisation de l’atteinte à l’environnement de « non négligeable ». Mais cette incertitude constitutionnelle qui grève désormais la définition du préjudice écologique (II), jusqu’au moins la décision des juges de la rue de Montpensier, s’en double d’une autre, cette fois-ci procédurale, en ce qu’elle concerne les conditions de filtrage des QPC. Ladite QPC n’est pas renvoyée sur le fondement habituel du caractère sérieux sur lequel la Cour de cassation ne dit mot. Elle se focalise sur l’autre alternative du troisième critère du filtre. Elle la qualifie de nouvelle « compte tenu de la place croissante qu’occupent les questions relatives aux atteintes portées à l’environnement dans le débat public ». Cette motivation dénuée de rigueur interroge et laisse augurer, si elle venait à se reproduire, une pratique libérale du filtrage à l’égard des dispositions environnementales (I).
I. L’incertitude pernicieuse autour du filtrage des QPC en matière environnementale
Deux causes ont été identifiées au peu de décisions environnementales rendues par le Conseil constitutionnel alors que la Charte de l’environnement de 2004 avait été envisagée à l’origine comme une « mine » à QPC : la première se situe dans la jurisprudence « frileuse »[5] du juge constitutionnel, qui n’a jamais déclaré une disposition législative inconstitutionnelle sur un autre fondement que l’article 7 de la Charte de l’environnement, ce qui découragerait, en amont, les initiatives des justiciables ; la seconde réside dans une éventuelle obstruction de la part des Cours suprêmes qui seraient moins enclines à renvoyer au juge constitutionnel les QPC environnementales[6], ce qui le priverait de développer sa jurisprudence en matière d’environnement que nombreux appellent de leurs vœux.
Ce dernier reproche ne peut assurément être adressé à la Cour de cassation. Dans sa décision du 10 novembre 2020, la Cour suprême de l’autorité judiciaire manifeste sa volonté de ne surtout pas faire « bouchon ».
Elle emploie le caractère nouveau dans un sens loin de l’orthodoxie quand bien même cet usage a été envisagé à l’occasion de l’examen de la loi organique relative à la QPC. Ici, le juge du second filtre ne se fonde pas sur ce critère aux fins que « le Conseil constitutionnel soit saisi de l’interprétation de toute disposition constitutionnelle dont il n’a pas encore eu l’occasion de faire application »[7] ou qu’il ait à apporter des précisions sur la portée d’un principe constitutionnel[8].
Les articles 3 et 4 de la Charte de l’environnement ne sont pas étrangers à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Certes, le contentieux à l’origine duquel sont ces deux dispositions est né tardivement. Il a fallu attendre la mise en œuvre de la QPC et la célèbre décision Michel Z. et autres de 2011 pour que les griefs tirés de ces dispositions soient examinés par le Conseil constitutionnel. La première et seule décision n°2009-599 DC du 29 décembre 2009 rendue jusqu’alors se résumait à les citer aux cotés de l’article 2 sans aller au-delà. Ces dispositions n’ont pas donné lieu non plus à un contentieux massif. Les articles 3 et 4 figurent respectivement à sept et cinq reprises dans la jurisprudence constitutionnelle depuis que la Charte de l’environnement est entrée en vigueur le 1er mars 2005. C’est assurément loin des articles 7 et 1 qui sont cités dans vingt-et-une et douze décisions[9]. C’est, en revanche, dans les mêmes proportions que les articles 6, 5 et 2 auxquels le Conseil se réfère à neuf, huit et six reprises. C’est surtout supérieur au nombre de décisions dans lesquelles le Préambule de la Charte et l’article 9 sont mentionnés, à savoir trois et une. C’est bien plus encore que les articles 8 et 10 qui n’en décomptent aucune. Assurément, ces trois dernières dispositions de la Charte sont bien plus disposées à être les fondements d’une question qui serait reconnue comme nouvelle par l’une des deux Cours suprêmes.
L’invocation couplée de ces deux articles n’est pas non plus originale. Une décision seulement a présenté un grief tiré de l’article 4 sans qu’aucune contestation ne soit portée sur l’article 3[10]. Inversement, trois autres ont vu un grief articulé sur l’article 3 sans que les justiciables n’aient sollicité l’article 4[11]. A quatre reprises[12] l’un a donc figuré aux cotés de l’autre. Le Conseil constitutionnel a même été jusqu’à examiner ce couple[13] isolément d’autres griefs. A tout le moins, si une novation devait être constatée, elle concernerait le périmètre des normes constitutionnelles. A chaque fois que les devoirs de prévention des atteintes à l’environnement et de contribution à la réparation des dommages causés à l’environnement ont été invoqués, la violation de l’article 1er a toujours été alléguée, à laquelle s’est parfois ajoutée celle de l’article 2. A noter d’ailleurs que le Conseil constitutionnel n’a été saisi d’aucune QPC sur le seul fondement de l’article 3 ou de l’article 4. La décision de renvoi du 10 novembre 2020 est donc la première QPC à être centrée uniquement sur ce binôme sans que ne soient incluses d’autres dispositions de la Charte, ce qui ne suffit pas pour autant à regarder cette question comme nouvelle au sens de la loi organique de 2009.
La Cour de cassation ne se situe pas dans l’« acceptation étroite »[14] de la notion de « question nouvelle » dont « l’emploi demeure toutefois rare » comparé à celui du renvoi sur le fondement du sérieux. Elle fait ainsi usage, de manière exceptionnelle, de son « pouvoir de saisine en opportunité »[15] envisagé, dès l’origine, lors de l’examen de la loi organique relative à la QPC[16]. Cette instrumentalisation du critère alternatif est claire au regard de la motivation hasardeuse retenue.
Pour justifier qu’il est satisfait, le juge judiciaire se fonde seulement sur « la place croissante qu’occupent les questions relatives aux atteintes portées à l’environnement ». Ce constat ne souffre d’aucun doute tant l’actualité a été riche en ce domaine ces derniers temps : le Grand débat national né de la contestation des Gilets jaunes contre la « taxe carbone » et l’organisation qui s’en est suivie de la Convention citoyenne pour le climat dont le vote des 149 propositions a eu lieu le 21 juin 2020[17] ; L’Affaire du siècle, c’est-à-dire le recours porté par quatre organisations en 2018 contre les insuffisances de la politique climatique française et le recours déposé par le maire de Grande-Synthe concernant le respect des engagements pris par l’Etat français en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre à propos duquel le Conseil d’Etat[18] s’est récemment prononcé ; la décision du Conseil constitutionnel n°2019-823 QPC du 31 janvier 2020 érigeant la protection de l’environnement au rang d’objectif à valeur constitutionnelle ; la Loi relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves à sucrières votée le 4 novembre 2020 et, à l’époque, en instance devant le Conseil constitutionnel[19]. La véracité du constat opéré par la Cour de cassation ne souffre d’aucune discussion.
Toutefois, la formule et les conséquences qui en résultent interrogent. Les conditions à réunir en vue de constater la formation d’un « débat public » ne sont pas précisées par le juge judiciaire. A partir de quelle audience une question accède au rang de « débat public » ? Dans quels lieux ces questions doivent être discutées pour prétendre revêtir cette qualité : Dans les assemblées parlementaires ? Devant le Conseil constitutionnel ? Dans les amphithéâtres universitaires ? Dans la presse écrite nationale ou locale ? Sur les plateaux de télévision ? Le subjectivisme de cette notion est difficile à dissimuler.
La référence au terme « débat » n’est pas totalement inédite dans la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de filtrage des QPC. La décision du 10 novembre 2020 s’inscrit dans le droit fil de la décision de 2010 portant sur les articles 144 et 75 du code civil qui faisaient obstacle auparavant au mariage entre personnes de même sexe. Les QPC ont été renvoyées devant le Conseil constitutionnel au motif qu’elles « font aujourd’hui l’objet d’un large débat dans la société, en raison, notamment de l’évolution des mœurs et de la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe dans les législations de plusieurs pays étrangers »[20].
Si ce précédent vient tempérer cette nouveauté, il ne la masque pas complètement. La formulation de 2020 couvre un champ plus étendu que celle de 2010. La portée de la motivation semble aller au-delà du cas d’espèce en 2020. Les portes apparaissent aujourd’hui grandes ouvertes à toute QPC intéressant la matière environnementale, ou pour être plus précis, aux « questions relatives aux atteintes portées à l’environnement ». Si cette position jurisprudentielle venait à se confirmer, cette ouverture des vannes ne comporterait pas que des avantages. Certes, les défenseurs de l’environnement pourraient trouver source de satisfaction à voir leur accès au Conseil constitutionnel facilité, tant ils seraient assurés que le « nouveau » prendrait le pas sur le « sérieux ». Elle pourrait d’ailleurs être le fondement à un nouvel examen de dispositions législatives déjà contrôlées par la Cour de cassation et pour lesquelles lesdites QPC avaient été jugées comme dépourvues de sérieux. Mais il n’est pas à exclure que cette jurisprudence soit à double tranchant. Rien ne fait obstacle à ce que les défenseurs d’intérêts économiques s’en prévalent également. Ils bénéficieraient des mêmes commodités dans la saisine du Conseil constitutionnel avec toutefois l’ambition d’obtenir l’abrogation de dispositions législatives protectrices de l’environnement, c’est-à-dire d’en étendre les atteintes. Cette jurisprudence créera immanquablement un appel d’air, susceptible de devenir un véritable gouffre si le juge judiciaire venait à l’étendre à d’autres domaines. En effet, les questions relatives à la santé ou la sécurité occupent actuellement une place conséquente dans le débat public en raison de l’épidémie du Covid-19 et des récents attentats commis sur le sol français. Devraient-elles alors bénéficier du même sésame de la part de la Cour de cassation ? Dans cette hypothèse, c’est alors le risque, non du « bouchon », mais du « trop-plein » auquel le Conseil constitutionnel serait exposé. C’est finalement aller de Charybde en Scylla.
Enfin, si cette position jurisprudentielle devenait constante, même circonscrite au domaine environnemental, elle entrainerait une divergence entre la Cour de cassation et le Conseil d’Etat dans « l’office du juge du filtre et la pratique du renvoi au Conseil constitutionnel »[21], loin des intérêts du justiciable. Ces difficultés posées par le caractère nouveau renforcent le sérieux des propositions visant à le supprimer[22]. Au surplus, elles n’étaient pas nécessaires. La Cour suprême de l’ordre judiciaire aurait pu s’épargner une décision de renvoi si elle avait fait le choix d’examiner le sérieux de la question. Au regard de la jurisprudence constitutionnelle environnementale et des travaux parlementaires, une décision de rejet est attendue de la part du Conseil constitutionnel. La fragilisation, même temporaire, de la définition du préjudice écologique aurait pu être ainsi évitée.
II. L’inutile incertitude autour de la définition du préjudice écologique
Définition précise et large en ce que sont « visés aussi bien les éléments classiques de l’environnement tels que l’air, l’eau, le sol et la biodiversité, amis également leurs fonctions écologiques (…), le préjudice écologique réparable est toutefois restreint au préjudice non négligeable »[23]. L’argumentation des justiciables repose sur la lecture des articles 3 et 4 de la Charte de l’environnement. Ils ne prévoient aucun seuil à partir duquel toute personne doit, d’une part, prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement, ou, à défaut en limiter les conséquences et, d’autre part, contribuer à la réparation des atteintes qu’elle cause à l’environnement. Une telle limitation législative suffirait alors à emporter l’inconstitutionnalité de l’article 1247 du code civil, du moins, la caractérisation de l’atteinte de « non négligeable ».
L’argumentation mobilisée apparait simple, voire simpliste : les justiciables oublient – à dessein ? – dans la formulation de leur question que les deux dispositions de la Charte de l’environnement renvoient à la compétence du législateur la définition de leurs conditions. On peut s’étonner que la Cour de cassation ait accueilli si facilement les prétentions des justiciables. C’est même inhabituel tant il est désormais courant que les cours suprêmes retiennent une interprétation conforme de la loi avec les exigences constitutionnelles. « Ainsi certaines décisions de non-renvoi énoncent une interprétation jurisprudentielle qui prend les devants par rapport à ce que pourrait être une réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel »[24]. La Cour de cassation aurait pu procéder ainsi, d’autant que le rejet de cette question ne lui demandait pas d’atteindre des extrémités telles qu’opérer un revirement de sa jurisprudence. La jurisprudence constitutionnelle comme les travaux préparatoires de la loi invitaient au rejet de la QPC posée sur le fondement du critère du sérieux, ce qui aurait évité de fragiliser cette « révolution juridique (…) résultat d’un dialogue de nombreuses années entre les différentes sources du droit »[25]. Pour rappel, l’initiative de consacrer le préjudice écologique dans la loi remonte à une proposition de Bruno Retailleau de mai 2012 qui fait suite à l’affaire Erika sur laquelle la Cour d’appel de Paris s’est prononcée[26], puis la Cour de cassation[27]. Un amendement du même auteur est à l’origine de son inscription dans la Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages dont l’adoption a réclamé plus de deux ans de débat parlementaire et d’accorder le dernier mot à l’Assemblée nationale.
L’examen de la jurisprudence constitutionnelle invite à penser qu’aucun obstacle ne se dresse au maintien du « seuil de réparabilité du dommage » fixé par l’article 1247 du code civil. Dans la décision Michel Z et autre où sont appréciés, de manière commune, les griefs tirés des articles 3 et 4, le Conseil constitutionnel reconnaît la latitude du législateur auquel « il incombe (…), dans le cadre défini par la loi, (…) de déterminer, dans le respect des principes énoncés, les modalités de mise en œuvre de ces dispositions ». Elle est confirmée dans la décision n°2012-282 QPC lorsqu’il rappelle, à propos de l’article 3, son totem anti-gouvernement des juges selon lequel il « ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle du législateur sur les moyens par lesquels le législateur entend mettre en œuvre (…) le principe de prévention des atteintes à l’environnement ». Cette affirmation ne concourt pas à élever le degré de son contrôle. Si l’exercice d’un « contrôle réduit à l’inadéquation manifeste »[28] n’a jamais été confirmé dans ses décisions comme cela fut le cas pour l’article 1er de la Charte, le commentaire qui les suit a, en revanche, reconnu, à propos des articles 1er et 3, qu’il n’effectuait qu’« un contrôle de la dénaturation de ces exigences alors qu’est vaste la compétence du législateur pour définir les modalités selon lesquelles la protection de l’environnement doit être assurée »[29]. L’exemple de l’article 7 illustre la liberté ménagée du législateur dans la mise en œuvre des exigences de la Charte : la jurisprudence constitutionnelle n’a jamais exigé la suppression du double critère de l’incidence « directe et significative » sur l’environnement[30].
A ce « contrôle restreint »[31] s’ajoute une conception restrictive des atteintes à l’environnement retenue par le Conseil constitutionnel. Trois décisions le confirment.
La première portait notamment sur l’article 581-9 du code de l’environnement qui soumet àun régime d’autorisation l’installation des bâches comportant de la publicité et des dispositifs publicitaires de dimensions exceptionnelles liés à des manifestations temporaires[32]. Les griefs tirés de l’article 3 ont été écartés comme inopérants au motif que « ces dispositions n’entrent pas dans le champ d’application de la Charte ». Il en aurait été autrement, selon Vincent Rebeyrol, si « le texte avait été susceptible de porter une atteinte substantielle à l’environnement »[33].
Dans la deuxième QPC en date du 7 mai 2014[34], le juge constitutionnel déclare inopérant le grief tiré de la méconnaissance des articles 1er à 4 de la Charte au motif qu’« eu égard à l’objet et à la portée des dispositions contestées » du code civil, à savoir les articles 671 et 672, « l’arrachage de végétaux qu’elles prévoient est insusceptible d’avoir des conséquences sur l’environnement ». Dans la troisième décision[35], le Conseil constitutionnel n’a pas fait obstacle, sur le fondement des principes de prévention et de précaution, aux dispositions législatives autorisant la coexistence des cultures avec et sans OGM. Pourtant, le risque d’une contamination accidentelle de l’un par l’autre n’était pas exclu, voire avéré. Le Commentaire considère que ne présente « pas de danger pour l’environnement, la présence accidentelle d’OGM autorisés dans d’autres cultures »[36] voisines alors qu’il ne fait pas de doute qu’elle constitue bien « un dommage pour l’environnement »[37]. La jurisprudence constitutionnelle a intériorisé un seuil en dessous duquel l’atteinte à l’environnement ne mobilise pas l’application de la Charte de l’environnement, de telle sorte qu’il n’est pas fait constitutionnellement obstacle aux dispositions législatives qui en sont la source, ou du moins, les autorisent.
Les députés et sénateurs connaissaient les risques d’inconstitutionnalité auxquels ils s’exposaient dans leur entreprise de définition du préjudice écologique. Déjà, les motifs de la proposition de loi de Bruno Retailleau déposée le 23 mai 2012 rappelaient que « la réparation du dommage environnemental est aujourd’hui une exigence constitutionnelle, inscrite dans la Charte de l’environnement : il est nécessaire de définir clairement son fondement juridique et la forme que cette réparation doit prendre »[38]. Ensuite, les bases constitutionnelles du droit de la responsabilité environnementale étaient mises en évidence dans le rapport rédigé par le groupe de travail présidé par le professeur Yves Jegouzo, membre éminent de la Commission Coppens à l’origine de la Charte de l’environnement. Il mettait en garde les parlementaires devant l’impératif de prendre en considération les articles 1er à 4 de la Charte de 2004, « les premiers textes qui visent à assurer la réparation du préjudice écologique »[39]. Enfin, le cadre constitutionnel dans lequel s’inscrivaient leurs travaux n’était pas ignoré des parlementaires. Lors des débats, le sénateur François Grosdidier insistait pour ne pas « remettre en cause les éléments essentiels de notre patrimoine familial politique que sont la Charte de l’environnement et le Grenelle de l’environnement »[40], tandis que le député Serge Coronado saluait « une avancée importante, traduisant l’article 4 de la Charte de l’environnement »[41].
La QPC renvoyée par la Cour de cassation s’oppose à un choix résolu des parlementaires. A l’Assemblée nationale, il a été souligné le caractère « indispensable, pour éviter tout flou juridique, de bien préciser les dommages environnementaux concernés »[42]. Cette nécessité est partagée par les deux chambres. A cet égard, la secrétaire d’Etat a pu rappeler à l’encontre d’un amendement sénatorial qui avait le même objet que la QPC renvoyée « qu’il y a une volonté commune de caractériser le dommage à l’environnement ouvrant droit à la réparation du préjudice écologique (…), la suppression pure et simple du qualificatif (…) ne me paraît pas judicieux »[43].
Surtout, les députés ont préféré caractériser l’atteinte de « non négligeable » devant les autres qualificatifs jugés trop restrictifs. Les sénateurs ont ainsi écarté l’expression « dommage grave et notable »[44] proposée par l’un d’eux, tandis que les députés ont rejeté celles de « dommage grave et durable »[45] et de « dommage anormal »[46] votées par le Sénat, l’une en première lecture, l’autre en deuxième et nouvelle lecture. En retenant « atteinte non négligeable », les députés ont la conviction d’avoir opté pour le qualificatif le moins « flou »[47] et le moins limitatif. Dans le but d’« ouvrir le plus largement possible l’action en réparation du préjudice écologique »[48], les députés ont ainsi repoussé toute référence à la « gravité »[49] des atteintes figurant pourtant dans la loi 2008-757 du 1er août 2008 transposant la directive 2004/35 du 21 avril 2014 qui introduit un mécanisme spécifique de prévention et de réparation de certains dommages causés à certains éléments de l’environnement à l’exclusion des dommages aux personnes et aux biens[50]. L’autre avantage de la formulation est de renvoyer à l’arrêt de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Erika qui l’avait expressément employée[51]. Mais quand bien même cette mention n’est pas une création parlementaire ex nihilo, elle demeure, pour Laurent Neyret, « superfétatoire » en ce qu’elle « ne fait qu’inscrire dans la loi le règle De minimis non curat praetor bien établie en jurisprudence, selon laquelle les juges n’ont que faire des affaires minimes »[52]. Dès lors, la détermination du « seuil de réparabilité du dommage » appartient en dernier lieu aux juges[53] et le caractère inédit que revêt ce qualitatif – au contraire d’« anormal » plus connu en matière de responsabilité – leur ménage une grande liberté d’interprétation[54]. Finalement, le constat opéré par la rapporteure de la Charte de l’environnement demeure toujours d’actualité tant il n’est pas démenti : « Il convient (…) d’admettre, dans les hypothèses où toute atteinte ne peut être évitée, que le devoir de prévention est satisfait par une limitation de l’atteinte, dans les conditions prévues par la loi et sous le contrôle du juge »[55].
En définitive, avec le renvoi de cette QPC, la Cour de cassation pourrait avoir plus à perdre que le législateur : une abrogation aurait pour effet la suppression d’un qualificatif créé par l’une des juridictions de son ordre à laquelle elle ne s’est pas opposée[56] alors que la Charte de l’environnement était déjà en vigueur ; une réserve d’interprétation aurait pour conséquence de brider l’interprétation des juges ordinaires qui bénéficiaient jusqu’ici d’une latitude maximale eu égard à la plasticité du qualificatif choisi par les députés. Mais il faut sûrement se réjouir que la Cour de cassation ne pense pas toujours à son propre intérêt lorsqu’elle exerce son office de juge du filtre. Elle laisse ainsi l’opportunité à la jurisprudence constitutionnelle de monter encore en puissance en matière environnementale après le contrôle novateur, au regard du droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé, des dispositions des lois de programmation déterminant les objectifs de l’action de l’Etat[57] puis la promotion de la protection l’environnement au rang d’objectif à valeur constitutionnelle[58]. Qui sait, ce renvoi offrira peut-être, contre toute attente, une première déclaration d’inconstitutionnalité sur un fondement de la Charte de 2004 autre que son article 7. Ce serait un beau cadeau vert pour terminer cette année si grise.
[1] Th. Dumont et N. Huten, « Le jugement de Erika ou la consécration inachevée d’une approche patrimoniale de l’environnement », RJE, 2008, n°2, p. 205 et s.
[2] L. Neyret, « La consécration du préjudice écologique dans le code civil », Recueil Dalloz, 2017, p. 924.
[3] M. Bouru, Les préjudices environnementaux. Essai sur la dualité de l’office du juge judiciaire, Thèse dact., Université Côte d’Azur, 2018, p. 495.
[4] Cass crim., Association Réseau sortir du nucléaire et autres, 10 nov. 2020, n°2667.
[5] M. Prieur et alii, Droit de l’environnement, 8e éd., Dalloz, 2019, p. 76 ; v. aussi Ph. Billet, X. Braud et A. Gossement, « Débat : QPC et environnement », Constitutions, 2018, n°1, p. 29.
[6] En ce qui concerne la jurisprudence du Conseil d’Etat, v. les ex. tirés de E. Chevalier et J. Makowiak (dir.), Dix ans de QPC en matière d’environnement : quelle (r)évolution ?, Titre VII, 2020, p. 28 et 29.
[7] CC n°2018-756 QPC du 17 janv. 2019.
[8] Sur cette question, v. D. Rousseau, P.-Y. Gahdoun et J. Bonnet, Droit du contentieux constitutionnel, 12e éd., LGDJ Lextenso, 2020,
[9] Au 10 novembre 2020, date à laquelle la Cour de cassation se prononce.
[10] CC n°2017-672 QPC du 10 nov. 2017.
[11] CC n°2012-282 QPC du 12 sept. 2012 ; CC n° 2015-718 DC du 13 août 2015 ; CC n°2019-781 DC du 16 mai 2019.
[12] CC n°2009-599 DC du 29 déc. 2009 ; CC n°2011-116 QPC du 8 avril 2011 ; CC n°2014-394 QPC du 7 mai 2014 ; CC n°2014-416 QPC du 26 sept. 2014. Il faudrait compter désormais la dernière décision du Conseil constitutionnel intervenue postérieurement à la décision de renvoi de la Cour de cassation : CC n°2020-809 DC du 10 déc. 2020.
[13] CC n°2011-116 QPC du 8 avril 2011.
[14] J.-H. Stahl et N. Maziau (dir.), Groupe de travail commun au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation sur la Question prioritaire de constitutionnalité, 2018, p. 9. https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/qpc_3396/qualitatif_question_39077.html
[15] Commentaire de CC n°2010-92 QPC du 28 janv. 2010.
[16] CC n°2009-595 DC du 3 déc. 2009.
[17]Ph. Raunayd, « Macron, les écologistes et l’écologie », Commentaire, 2020, n°171, p. 609 ; Rapport de la Convention citoyenne pour le climat, 2020, 460 p. https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/pdf/ccc-rapport-final.pdf
[18] CE, Commune de Grande-Synthe et autres, 19 nov. 2020, n°427301.
[19] CC n°2020-809 DC du 10 déc. 2020.
[20] Cass. 1ère civ., 16 nov. 2010, n°10-40042.
[21] J.-H. Stahl et N. Maziau (dir.), Groupe de travail commun au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation sur la Question prioritaire de constitutionnalité, op. cit., p. 2.
[22] P. Gervier et F. Savonitto (dir), Le traitement des QPC par les juges de première instance et d’appel dans les ressorts de la Cour administrative d’appel de Bordeaux et des Cours d’appel de Bordeaux et d’Agen, Titre VII, 2020, p. 262.
[23] J. Malet-Vigneaux, « De la loi de 1976 à la loi de 2016. Le préjudice écologique : après les hésitations, la consécration », RJE, 2016, n°4, p. 625.
[24] J.-H. Stahl et N. Maziau (dir.), Groupe de travail commun au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation sur la Question prioritaire de constitutionnalité, op. cit., p. 8.
[25] J. Malet-Vigneaux, « De la loi de 1976 à la loi de 2016. Le préjudice écologique : après les hésitations, la consécration », art. cit., p. 620 et 618.
[26] CA Paris, 30 mars 2010, n°08-02278.
[27] Cass. Crim. 25 sept. 2012, n°10-82.938, Bull. crim. n°198.
[28] M. Kamal-Girard, « Droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé : grandeur et misère d’une exigence constitutionnelle », Constitutions, 2019, p. 538.
[29] Commentaire de CC n°2012-282 QPC du 23 oct. 2012, p. 11.
[30] K. Foucher, « Un an de Charte de l’environnement au Conseil constitutionnel (novembre 2012 à octobre 2013) : les incertitudes d’une jurisprudence en voie de construction », Constitutions, 2013, p. 606.
[31] J. Bétaille, « Les obligations prudentielles : prévention et précaution », in Les 10 ans de la Charte de l’environnement. 2005-2015, C. Cerda-Guzman et F. Savonitto (dir.), Institut Universitaire Varenne, 2016, p. 116.
[32] CC n°2012-282 QPC du 12 sept. 2012.
[33] V. Rebeyrol, « Du bon usage de l’article 1er de la Charte de l’environnement », Recueil Dalloz, 2015, n°19, p. 1139
[34] CC n°2014-394 QPC du 7 mai 2014.
[35] CC n°2008-564 DC du 19 juin 2008.
[36] Commentaire de CC n°2008-564 DC du 19 juin 2008.
[37] E. Brosset, « Loi relative aux OGM (à propos de la décision du Conseil constitutionnel n°2008-564 DC du 19 juin 2008) RDP, 2009, p. 1181.
[38] Proposition de loi visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil, Sén., 23 mai 2012, n°546.
[39] Rapport du groupe de travail installé par Madame Christian Taubira, Pour la réparation du préjudice écologique, sept. 2013, P. 7, http://www.justice.gouv.fr/art_pix/1_rapport_prejudice_ecologique_20130914.pdf
[40] Fr. Grosdidier, Séance du mardi 10 mai 2016, Sén., p. 7313.
[41] S. Coronado, Débats, Séance du mardi 15 mars 2016, A.N.
[42] P. Weiten, Séance du mardi 21 juin 2016, A.N.
[43] B. Pompili, Séance du 11 juill. 2016, Sén., p. 13462.
[44] Séance du mardi 19 janv. 2016, Sén., p. 321.
[45] Projet de loi, modifié par le Sénat, pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, 27 janv. 2016, n°3442.
[46] Projet de loi, adopté par le Sénat, en deuxième lecture, pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, 12 mai 2016, n°140 ; Projet de loi, adopté par le Sénat, en nouvelle lecture, pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, 11 juill. 2016, n°176.
[47] R. Dantec, Séance du 11 juill. 2016, Sén., p. 13461.
[48] G. Gaillard, Séance du 21 juin 2016, A.N.
[49] D. Cineiri, Séance du 21 juin 2016, A.N.
[50] M. Prieur et alii, Droit de l’environnement, op. cit., p. 1290.
[51] Elle a qualifié́ le préjudice écologique de préjudice objectif et l’a défini comme : « toute atteinte non négligeable à l’environnement naturel, à savoir, notamment, l’air, l’atmosphère, l’eau, les sols, les terres, les paysages, les sites naturels, la biodiversité et l’interaction entre ces éléments qui est sans répercussions sur un intérêt humain particulier mais qui affecte un intérêt collectif légitime ».
[52] L. Neyret, « La consécration du préjudice écologique dans le code civil », art.cit., p. 924.
[53] Pour un ex., v. TJ Marseille, 6 mars 2020, no 162530000274.
[54] M. Bouru, Les préjudices environnementaux. Essai sur la dualité de l’office du juge judiciaire, op. cit., p. 496.
[55] N. Kosciusko-Morizet, Rapport sur le Projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l’environnement, A.N., n°1595, 12 mai 2004, p. 86.
[56] Cass. Crim. 25 sept. 2012, n°10-82.938, Bull. crim. n°198.
[57] CC n°2019-794 DC du 20 déc. 2019.
[58] CC n°2019-823 QPC du 31 janv. 2020.
Commentaires
M. Florian Savonitto,
Merci beaucoup pour votre contribution étendue et détaillée.