Czabaj et l’introuvable dialogue du justiciable avec le juge
Par Jean-Pierre MALILI :: Contentieux administratif
Note sur CE, 10 février 2020, M. C… c/ Ministre de l’économie et des finances, n°429343
En matière de procédure administrative contentieuse, « il n’est pas facile d’être dur sans risquer d’être injuste »[1] nous disait le Professeur Pacteau. L’arrêt commenté n’échappe pas à cette affirmation.
La tardiveté résultant de l’expiration du délai de recours de deux mois contre une décision régulièrement notifiée (c’est-à-dire la tardiveté dite « classique ») peut faire l’objet d’un rejet par ordonnance sans examen, fondé sur les dispositions du 4° des articles R. 222-1 (s’agissant des TA et CAA) et R. 122-12 (s’agissant du Conseil d’Etat) qui permettent au juge de « rejeter les requêtes manifestement irrecevables, lorsque la juridiction n’est pas tenue d’inviter leur auteur à les régulariser ou qu’elles n’ont pas été régularisées à l’expiration du délai imparti par une demande en ce sens ».
On le sait, par son importante décision Czabaj, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat a, sur le fondement du principe de sécurité juridique, restreint à un délai raisonnable fixé en principe à un an, le délai de recours contre une décision irrégulièrement notifiée alors que l’article R. 421-5 du code de justice administrative (CJA) prévoyait l’inopposabilité des délais de recours[2].
La décision rendue le 10 février 2020 par le Conseil d’Etat se prononce sur la possibilité de rejeter également par ordonnance de tri une requête manifestement irrecevable en raison de l’expiration de ce délai raisonnable (tardiveté dite « Czabaj »).
Le juge peut rejeter par ordonnance de tri une tardiveté Czabaj
L’arrêt Czabaj réservait l’application d’un délai raisonnable supérieur à un an lorsque le requérant se prévaudrait de circonstances particulières. Cela devait concerner les « cas dans lesquels le requérant aura été empêché de former un recours en temps utile, soit pour des raisons de fait, soit pour des motifs de droit comme l’incapacité juridique » selon le rapporteur public sur l’arrêt[3].
Les requêtes manifestement irrecevables pouvant être rejetées par ordonnance de tri sont « d’une part, celles dont l’irrecevabilité ne peut en aucun cas être couverte, d’autre part, celles qui ne peuvent être régularisées que jusqu’à l’expiration du délai de recours, si ce délai est expiré et, enfin, celles qui ont donné lieu à une invitation à régulariser, si le délai que la juridiction avait imparti au requérant à cette fin, en l’informant des conséquences qu’emporte un défaut de régularisation comme l’exige l’article R. 612-1 du code de justice administrative, est expiré» (CE, 14 octobre 2015, M. et Mme Godrant, n°374850).
La tardiveté Czabaj n’étant, comme toute tardiveté, pas régularisable, le Conseil d’Etat a donc considéré que le juge pouvait la rejeter par ordonnance sur le fondement du 4° de l’article R. 222-1 du code de justice administrative, ce que les commentateurs autorisés de la décision Czabaj envisageaient déjà[4].
Le moyen relevé d’office fondé sur une tardiveté Czabaj n’a pas à être communiqué aux parties
Les juges du Palais-Royal ont ensuite considéré que le rejet par ordonnance d’une tardiveté Czabaj n’avait pas à être communiqué aux parties afin qu’elles puissent présenter leurs observations (et ce alors même que l’instruction avait déjà été ouverte), le CJA en dispensant le juge dans tous les cas où une requête est rejetée par ordonnance sur le fondement des articles R. 222-1 et R. 122-12[5].
Mais s’il est vrai que la tardiveté « Czabaj » n’est pas régularisable, il s’agit d’une tardiveté particulière conduisant à une appréciation subjective qui devrait imposer un débat devant le juge.
A cet égard, Madame Sophie-Justine Lieber, rapporteur public sur la décision Maître Depreux, soulignait que la tardiveté « Czabaj » qui se fonde sur le principe de stabilité des situations juridiques est une tardiveté particulière venant « en surplomb[…] des règles procédurales et [exigeant] une discussion singulière » devant le juge[6]. Dans cette hypothèse, on peut en effet « estimer que le juge, éclairé par les observations des parties n’exercerait qu’à plus juste titre le pouvoir qui lui appartient » pour reprendre les mots du Professeur Chapus[7].
Et rien ne s’opposait à une telle discussion dans le cadre d’un rejet par ordonnance d’une requête manifestement irrecevable, le juge pouvant, en effet, engager une procédure contradictoire, et même communiquer un moyen d’ordre public afin de vérifier que les apparences d’une irrecevabilité ressortant du dossier correspondent à la réalité (CE, 30 décembre 2002, Thetio, n°217703)[8].
Ce n’est pourtant pas le choix qui a été retenu par la décision commentée.
Le juge n’est pas tenu d’inviter le requérant à faire état de circonstances particulières
Tout en écartant l’obligation de communiquer un moyen relevé d’office lorsqu’il entend fonder son ordonnance sur une tardiveté Czabaj, le rapporteur public Madame Mireille Le Corre s’est interrogé sur la possibilité d’imposer tout de même au juge d’inviter le requérant à faire état de circonstances particulières justifiant l’application d’un délai raisonnable supérieur à un an.
Il rejette cette possibilité pour plusieurs raisons, sans qu’aucune ne convainque réellement.
Le rapporteur public considère d’abord qu’il ne serait ni justifié, ni équitable d’introduire une règle plus favorable concernant la tardiveté « Czabaj » que dans le cas d’une tardiveté « classique », cette dernière n’étant pas non plus objective et conduisant le juge à manier des éléments peu évidents, tel que la distance notamment.
Mais comme l’indiquait Sophie-Justine Lieber, « une tardiveté Czabaj part d’un terrain différent [qu’une tardiveté classique], qui est celui de la stabilité des situations acquises » [9]. Cette différence de situation nécessiterait un traitement différent qui serait parfaitement justifié.
D’autre part, le seul élément laissant place à une part de subjectivité dans l’appréciation de la tardiveté « classique » tient à l’existence d’un éventuel délai de distance[10].
Or, celui-ci peut en réalité être apprécié objectivement par le juge. L’article R. 411-1, alinéa 1er du CJA impose en effet au requérant d’indiquer son domicile dans sa requête, élément permettant au juge d’apprécier à première lecture l’existence ou non de délai de distance, sans qu’une discussion particulière ne soit nécessaire. L’application de délais de distance a, par ailleurs, vocation à être réduite, voire à disparaître avec le développement de la dématérialisation du dépôt des requêtes.
Le second argument tiendrait au fait que le requérant, sachant par nature que sa requête est déposée dans un délai supérieur au délai normal de deux mois, devrait donc spontanément soit faire état d’éléments établissant que la décision lui a été irrégulièrement notifiée, qu’il n’en a pas eu connaissance avant une certaine date, et qu’il a ainsi agi dans un délai raisonnable à compter de la connaissance acquise, soit, si le délai est plus long, faire état de circonstances particulières. « Prétorienne ou non[…] nul [n’étant] censé ignorer la loi »[11].
Mais l’on peut fortement remettre en cause cette dernière affirmation s’agissant d’un requérant profane. Si celui-ci fera logiquement valoir l’absence de notification des voies et délais de recours, très peu sont ceux au fait de la subtilité de la jurisprudence administrative en matière d’introduction d’un recours. D’autant plus quand la règle prétorienne contredit à ce point la lettre et l’esprit des dispositions législatives et réglementaires applicables, alors que « la règle de procédure, surtout touchant l’accès au prétoire, se doit d’être accessible, lisible et prévisible »[12].
Un requérant souhaitant contester une décision individuelle ne mentionnant pas les voies et délais de recours pourrait ainsi se croire fondé, à la lecture du CJA et du CRPA, à pouvoir la contester indéfiniment[13]. Lorsque plusieurs textes reprennent la même règle, le justiciable peut, en effet, légitimement se trouver conforté dans son bienfondé. Et ce, à plus forte raison que le CRPA a précisément été édicté afin de permettre « à chacun d’avoir accès à des règles jusqu’ici éparses et pour partie jurisprudentielles »[14].
Lors du dépôt de sa requête, et alors même qu’il pourrait justifier de circonstances particulières permettant de justifier un délai raisonnable prolongé, ce dernier risque alors de s’en dispenser, le moyen lui apparaissant superfétatoire.
Quelques temps après, il recevra par courrier une ordonnance de rejet, sans audience, sans qu’on ait pu lui expliquer la règle prétorienne appliquée et qu’il puisse présenter ses observations.
Cette solution apparaît d’une particulière sévérité.
L’administré doit pouvoir avoir confiance dans les informations qu’il détient de l’administration, et a fortiori dans celles mentionnées dans des dispositions législatives et réglementaires.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en présence de mentions de voies et délais de recours erronées, la jurisprudence considère classiquement que cette erreur ne saurait être défavorable au requérant : si la décision indique un délai plus long que le délai réellement applicable, c’est ce premier délai, plus favorable au requérant, qui s’applique[15].
Comment ne pas voir dans les dispositions du CJA et du CRPA, d’une certaine manière, une indication erronée des délais applicables, alors même que la vocation initiale du CRRPA était d’en faciliter l’accès[16] ?
Cela justifierait a minima qu’une discussion puisse avoir lieu devant le juge afin que ce dernier puisse expliquer au requérant la règle du délai raisonnable et qu’il soit invité, le cas échéant, à faire état de circonstances particulières. « La procédure [n’est] pas une fin en soi, l’important est que la justice soit bien administrée » écrivait D. Chabanol.
Le Professeur Florian Poulet[17] proposait d’ailleurs de distinguer le recours au rejet des requêtes avant examen selon que les justiciables sont accompagnés d’un praticien du droit (qui maîtrise en principe les derniers raffinements de la procédure administrative contentieuse) ou qu’ils agissent seuls.
Cette proposition trouverait une application salutaire dans le cas du rejet par ordonnance d’une requête fondé sur une tardiveté Czabaj.
Un tel mécanisme n’est d’ailleurs pas étranger au juge administratif. En matière de contentieux sociaux le juge est soumis à une obligation de pédagogie : une requête de première instance ne peut être rejetée avant examen pour défaut ou insuffisance de motivation qu’après que le requérant a été informé du « rôle du juge administratif et de la nécessité de lui soumettre une argumentation propre à établir que la décision attaquée méconnaît ses droits et de lui transmettre, à cet effet, toutes les pièces justificatives utiles » (art. R. 772-6 du CJA, alinéa 1er) [18].
La véritable raison expliquant la solution retenue par le Conseil d’Etat réside surement dans la volonté de ne pas soumettre les juridictions du fond à trop d’exigences. Le rapporteur public avouait craindre « qu’une telle dérogation à la règle du rejet direct ait des effets collatéraux, dont nous ne mesurons pas nécessairement toute l’ampleur, et, en tout état de cause, constitue une exigence dont le respect ne soit pas aisé à manier pour les juridictions du fond »[19].
L’invitation du requérant à présenter des circonstances particulières ajouterait certes aux obligations des juges du fond, mais « c’est le prix de la convivialité voulue de la procédure contentieuse »[20].
La solution choisie conduit à ce que le juge soit libre ou non d’inviter le requérant à faire état de circonstances particulières. S’agissant d’une question aussi importante, cela apparaît particulièrement insatisfaisant. « Il ne paraît pas souhaitable de sanctionner trop sévèrement le requérant négligent. Mais il ne paraît pas non plus souhaitable de favoriser certains requérants négligents au détriment des autres. La recevabilité d’une requête ne devrait pas être laissée au hasard » expliquait à juste titre le Professeur Dominique Pouyaud[21].
Droit au recours effectif et droit au procès équitable ?
Enfin, l’arrêt interroge quant à sa conventionnalité.
Afin de garantir le droit d’accès au juge et le droit au procès équitable, la Cour EDH considère que l’objectif de réduction du délai d’instruction des recours, qui constitue un but légitime en ce qu’il « vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique » ne se concilie avec les articles 6§1 et 13 de la Conv. EDH que « s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé »[22]. Elle se montre particulièrement indulgente avec le requérant profane.
S’agissant du désistement d’office en l’absence de production d’un mémoire complémentaire annoncé devant le Conseil d’Etat (art. R. 611-22 du CJA), la CEDH avait pu juger que l’interprétation du juge administratif français selon laquelle l’utilisation d’une formule d’usage par laquelle un requérant, non juriste, se « réserve le droit d’amplifier le présent recours si besoin est » ne devrait pas être interprétée comme un cas de désistement d’office de sa requête si ce dernier ne présente pas de mémoire complémentaire ou ampliatif dans le délai prescrit puisqu’il n’était pas en mesure de connaître toutes les implications procédurales d’une formule qu’il pensait d’usage[23].
La Cour s’appuyait sur le fait que la « « jurisprudence du Conseil d’Etat sur ce point peut paraître d’une relative complexité à un non professionnel du droit » pour juger que « si l’on peut légitimement attendre d’un professionnel du droit qu’il soit particulièrement rigoureux dans la rédaction d’un recours […] un tel degré d’exigence ne peut être appliqué sans flexibilité à un requérant qui n’est pas représenté ».
Il doit ainsi être « offert au demandeur, auquel il est reconnu en droit interne le droit de se représenter personnellement, des moyens de procédure qui lui assureront le droit à un procès équitable devant cette juridiction ».
L’impératif de sécurité juridique doit être poursuivi par des moyens proportionnés. Dans l’arrêt Guillard c/ France, la Cour EDH jugeait que des moyens moins rigoureux tels que l’envoi d’une mise en demeure au requérant permettait d’atteindre le but recherché.
S’agissant de l’application de la jurisprudence Czabaj, la multiplicité de sources de droit contradictoires peut légitimement induire le requérant non juriste en erreur. L’obligation d’inviter ce dernier à faire état de circonstances particulières apparaissait comme le meilleur moyen de satisfaire au principe de sécurité juridique tout en n’obérant pas les droits du justiciable.
[1] B. Pacteau, Le désistement d’office en contentieux administratif. Regards et reproches de la Cour européenne, AJDA 2009. 547.
[2] CE, Assemblée, 13 juillet 2016, Czabaj, n°387763.
[3] Le Conseil d’Etat a fait application de cette possibilité pour la première fois par trois arrêts récents en allongeant le délai raisonnable à trois ans (CE, 29 novembre 2019, n°s 411145, 426372 et 429248).
[4] L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, Chronique de jurisprudence, Délai de recours : point trop n’en faut, AJDA 2016. 1629.
[5] Article R. 611-7, alinéa 2 du code de justice administrative.
[6] Conclusions sur CE, Maître Depreux agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société imprimerie Georges frères, 23 mars 2018, n°410552.
[7] R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 9ème édition, n°963, p.762.
[8] Sur cette question, voir notamment le commentaire de Daniel Chabanol sous l’article R. 122-12 du Code de justice administrative, Editions Le Moniteur, 8ème édition.
[9] Conclusions sur CE, Maître Depreux agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société imprimerie Georges frères, 23 mars 2018, n°410552.
[10] Article R. 421-7 du code de justice administrative.
[11] Conclusions de Mme Lecorre sur CE, 10 février 2020, n°429343.
[12] B. Pacteau.
[13] La règle consacrée à l’art. R. 421-5 CJA est aujourd’hui reprise à l’art. L. 112-6 du CRPA.
[14] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance du 23 octobre 2015 relative aux dispositions législatives du code des relations entre le public et l’administration (CRPA).
[15] CE, 8 janvier 1992, Masses, n° 113114.
[16] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance du 23 octobre 2015 relative aux dispositions législatives du code des relations entre le public et l’administration (CRPA)
[17] F. Poulet, Les rejets avant examen, RFDA 2019. 676.
[18] Cette disposition n’est plus applicable lorsque la requête « a été introduite par un avocat ou a été présentée sur un formulaire mis à la disposition des requérants par la juridiction » (art. R. 772-7 du CJA)
[19] Conclusions de Mme Lecorre sur CE, 10 février 2020, n°429343.
[20] D. Chabanol, La régularisation des requêtes devant la juridiction administrative, AJDA 1993. 331.
[21] D. Pouyaud, La recevabilité de l’appel malgré la non-production, par le requérant, du jugement de première instance, RFDA 2005. 322.
[22] CEDH, 28 mai 1985, Ashingdane c/ Royaume Uni, n° 8225/78 ; CEDH, 21 novembre 2001, Al-Adsani c/ Royaume-Uni, n°35763/97 ; CEDH, 15 janvier 2009, Guillard c/ France, n°24488/04.
[23] CEDH, 15 janvier 2009, Guillard c/ France, n°24488/04.
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