Le blog Droit administratif

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08 06 2016

La Loi n’est plus la même pour tous !

En ce début d’été 2016, la loi est-elle encore véritablement la même pour tous ?

Cette question mérite d’être posée, alors que par une décision rendue le 31 mai 2016 (CE, Ass. 31 mai 2016, Mme Gomez-Turri, n°396848), le Conseil d’Etat a, pour autoriser l’exportation de gamètes en vue d’une insémination post-mortem en Espagne, décidé d’écarter ponctuellement l’application d’une loi française, en estimant que celle-ci, pourtant reconnue compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), portait une « atteinte manifestement excessive » au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante.

1. Statuant dans le cadre d’une procédure de référé-liberté, le Conseil d’Etat se trouvait à nouveau saisi d’une lourde question éthique, touchant à la vie humaine : les gamètes d’un homme défunt peuvent-elles être exportées vers un pays étranger en vue d’une insémination post-mortem ? L’affaire concernait la demande d’une femme espagnole, qui souhaitait que les gamètes de son mari défunt, conservées dans un hôpital parisien, soient transférées en Espagne pour lui permettre d’y recevoir une insémination post-mortem. L’Agence de la biomédecine s’était opposée à cette demande.

En droit, la réponse semblait assez simple, puisque les dispositions du code de la santé publique interdisent expressément l’insémination post-mortem (article L. 2141-2 [1]) et l’exportation de gamètes en vue d’une insémination post-mortem (article L. 2141-11-1).

Le maintien de cette double interdiction lors des dernières révisions des lois de bioéthique résultait d’ailleurs d’un choix réfléchi du législateur. Il était justifié à la fois par l’exigence d’un consentement libre et éclairé de chacun des géniteurs, par l’intérêt de la femme de ne pas subir de pressions, notamment familiales, et surtout, par l’intérêt supérieur de l’enfant et la volonté « de ne pas mobiliser le concours de la médecine et de la sécurité sociale pour concevoir des enfants sans père » [2].

Mais le Conseil d’Etat n’a pas voulu s’en tenir au droit positif.

2. S’inspirant de la casuistique de la Cour européenne des droits de l’homme, déjà adoptée en 2013 par la Cour de cassation pour casser l’arrêt ayant prononcé la nullité du mariage d’un homme avec sa belle-fille (sa bru) [3], le Conseil d’Etat a décidé qu’une loi pourrait dorénavant être écartée, alors même qu’elle serait conforme à la Constitution et compatible avec les traités ratifiés par la France, lorsque, dans un cas particulier, son application entrainerait une « atteinte manifestement excessive » aux droits et libertés garantis par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

C’est un pas supplémentaire que vient de franchir le Conseil d’Etat. Depuis 1989 et son célèbre arrêt Nicolo [4], il acceptait déjà de contrôler la compatibilité des lois aux traités (et donc, à la CEDH), et en cas d’incompatibilité, d’en écarter l’application. Désormais, il s’autorise également à écarter l’application d’une loi compatible avec les stipulations de la CEDH, lorsqu’elle « constitue une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention« .

Dans le cas d’espèce, tout en reconnaissant expressément que les dispositions du code de la santé publique interdisant l’insémination post-mortem sont compatibles avec la CEDH, le Conseil d’Etat décide ainsi d’en écarter l’application en jugeant qu’elles portent une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante.

Selon le Conseil d’Etat, « en l’absence de toute intention frauduleuse de la part de la requérante, dont l’installation en Espagne ne résulte pas de la recherche, par elle, de dispositions plus favorables à la réalisation de son projet que la loi française, mais de l’accomplissement de ce projet dans le pays où demeure sa famille qu’elle a rejointe, le refus qui lui a été opposé sur le fondement des dispositions précitées du code de la santé publique – lesquelles interdisent toute exportation de gamètes en vue d’une utilisation contraire aux règles du droit français – porte, eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire, une atteinte manifestement excessive à son droit au respect de la vie privée et familiale protégé par les stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (§11).

3. C’est un changement radical, un changement de paradigme, qui affecte aussi bien le statut de la Loi que le rôle du juge.

En effet, le Conseil d’Etat autorise désormais les juges administratifs à écarter l’application de la Loi française dès lors qu’elle portera des atteintes jugées excessives aux droits et libertés.

Par là même, il décide donc que les droits (individuels) pourront toujours primer sur la Loi (générale). La Loi s’appliquera à tous, sauf à ceux qui démontreront qu’elle porte à leurs droits une atteinte manifestement excessive. Quelque part, nous passons d’un Etat de droit à un Etat des droits, où chacun peut revendiquer son droit pour faire échec à l’application de la Loi.

Par là même, le Conseil d’Etat consacre aussi la primauté des juges (qui pourront apprécier si la Loi doit ou ne doit pas être appliquée, selon les cas), pourtant dépourvus de légitimité démocratique, sur les représentants de la Nation. C’est un étrange retour au droit des parlements d’Ancien Régime d’enregistrer les ordonnances et édits royaux, et ainsi, de donner leur aval à l’application de la Loi. C’est aussi un remarquable affaiblissement du législateur et de l’exécutif, qui perdent en partie le contrôle de l’application des lois.

Fondement de notre Etat moderne et libéral, l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclamait que la Loi, « expression de la volonté générale« , devait « être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse« . Désormais, la Loi ne sera donc plus qu’en principe la même pour tous. C’est le juge qui décidera, selon les cas, de l’appliquer ou de l’écarter, s’il estime que des droits individuels sont ou non lésés. Le juge devient roi. Et qui veut le Roy, fi veut la Loy (Loisel).

Notes

[1] Cet article est issu de l’ancien art. L. 152-2 du code de la santé publique, créé par la loi n°94-654 du 29 juillet 1994. Dans sa version actuellement en vigueur, il prévoit notamment que « l’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, (…) et consentant préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination » et que « font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple (…) »

[2] v. Rapport d’information n°2235, MM. Alain Claeys et Jean Léonetti, 20 janv. 2010.

[3] Cass. Civ. 1ère, 4 décembre 2013, n°12-26066 : La Cour de cassation casse ainsi l’arrêt qui avait prononcé la nullité du mariage entre un homme et sa belle-fille aux motifs « Qu’en statuant ainsi, alors que le prononcé de la nullité du mariage de Raymond Y… avec Mme Denise X… revêtait, à l’égard de cette dernière, le caractère d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans, la cour d’appel a violé le texte susvisé« .

[4] CE, Ass. 20 octobre 1989, n°108243 ; JCP 1989.II.21371 concl. Frydman ; RFDA 1989 p. 824 note Genevoix, id. p. 993 note Favoreu.

Commentaires

Ysengrin dit :

Le titre me parait quand même alamriste ou trompeur, ou les deux. Si, dans l’affaire particulière, la décision est pour le moins étonnante, considérant la politique jusrisprudentielle du Conseil et les positions politiques de la France sur le don de gamettes, le raisonnement utilisé pas le Conseil d’Etat n’est en rien nouveaux…

Le Conseil d’Etat s’est fondé sur l’idée même de déroger aux lois générales quand cela lui convenait. Dès l’arrêt Blanco du TC, rendu donc par moitié par des juges du CE, le droit commun civil est écarté aux profit de règles que les magistrats inventent sur le moment. De même, et c’est peut-être le cas le plus emblématique, dans l’arrêt Société Tropique Travaux signalisation, le Conseil "crée" un recours. De toute pièce. Il va doncà l’encontre du droit positif, des lois, qui ne prévoyaient pas un tel recours.

La démarche n’est ici pas différente. Mettons de côté le carctère éminamment moralement chargé du domaine de l’affaire. Vous le dites vous même, depuis 1989 le Conseil accepte d’écarter les lois contraires aux conventions internationales. Il ne fait rien d’autre ici ! Il ne considère pas la loi conforme à la CEDH ; au contraire, dans le passage que vous citez de la décision, il note bel et bien une violationde l’article 8 de la Convention. Que la violation soit réelle ou supposée n’estpas ici la question, il faudrait, selon que l’on sera normativiste ou réaliste, interpréter l’article 8 de la Convention pour voir ce que recouvre l’idée de "vie privée", ou étudier le détail des jurisprudences pour voir ce que la COur européenne dit que l’article signifie.

La loi n’est plus la même pour tous ? Votre affirmation nous renvoie vers la signification que l’on place derrière le mot "égalité". Tous, qu’est-ce que cela signifie ? Sans entrer dans un débat philosophique naturaliste, admetons une relativité des valeurs morales. L’égalité, qu’on la prenne sous un angle formel ou matériel, dépend nécessairement des critères utilisés pour comparer les situations. Le code de la route n’est pas le même pour tous, selon que vous serez piétons, cyclistes, motocyclistes ou automobilistes. Si l’on suit le raisonnement du CE, il en va de même ici : la loi (comprendre le droit, notre légicentrisme encore ayant tendance à confondre les deux idée) est la même pour tous selon deux catégories : ceux dont l’épouse du défunt est en France, et ceux dont elle est à l’étranger. Le premier cas voit l’application du droit français interne, le second permet l’exportation des gamètes car l’interdiction de l’exportation viole le droit au respect de la vie privée quand l’établissement à l’étranger de la femme est réelle et ne sert pas une fraude à la loi. Que l’on soit d’accord ou non, tant sur le principe que sur sur son application, tant sur l’aspect moral que juridique, iln’y a pas, au sens classique, de diférence d’application de la loi entre citoyens dans une même catégorie… la question étant bien entendu dela pertinence de la catégoorie considérée comme relevante par la juridiction. Mais considérer que la démarche en elle même revient à aboulir l’égalité devant la loi revient à critiquer toute l’approche du principe d’égalité dans la jurisprudence tant administrative que constitutionnelle, pour ne parler que du droit interne !
Cette critique est possible, certes. Mais elle revient à critiquer l’arbitraire même du principe d’égalité, qui place toute l’apréciation dans les mains du juge.

En parlant du juge d’ailleurs, finissons en avec ce pectre du gouvernement des juges, agité dès qu’une décision ne convient pas ! Le terme n’estpas ici employé, mais la référence aux parlement d’ancien régime revient exactement au même. Evidemment, en secontentant de Montesquieu et du "pouvoir nul" du juge simple "bouche de la loi", on peut en arrivé à considérer que le juge ne doit faire qu’appliquer la loi. Mais Montesquieu avait tort, le tournant linguistique l’a montré. Appliquer la loi, cela ne veut rien dire. Toute application de texte juridiquue nécessite son interprétation. Et tout texte, tout ensemble de signes, tout signifiant, est susceptible de plusieurs significations. Hart a repris une expression existante dans le domaine des sciences de lanature en parlant de "texture ouverte du langage".
Puisque tout texte peut avoir plusieurs significations, le juge n’est jamais bouche de la loi. Le juge choisi, parmi ces significations, celle utilisera pour le cas d’espèce. Si l’on veut absolument rester dans l’image du syllogisme juridique, ce choix interviendrait au niveau de la majeur du raisonnement.
Par ce choix, le juge gouverne nécessairement. Certes, ce choix intervient au moment de la concrétisationnormative la plus basse, en posant des normes individuelles et concrètes. Ou des normes générales et abstraites si l’on adopte un point de vue réaliste, la question du présopposé théorique ne change rien ici.
Que l’on considère ça bien ou mal, le juge gouverne. Le juge interprète la parole du législateur, qu’il soit élu ou nom. C’est une des caractéristique intrinsèque de tout système normatif : tout organe de création du droit interprète des normes supérieures, choisi parmi les sens possibles. La théorie de l’acte clair n’est qu’un artifice de langage utilisé par les juges pour justifier politiquement leur pouvoir.
Il en va de même ici. Le juge choisi d’écarter le Code de la santé publique. Agiter le spectre du gouvernement des juges, des Parlements d’Ancien Régime, de l’égalité républicaine, c’est refuser la réalité de l’action du juge. C’est aussi utiliser une rhétorique de la démocratie élective comme le bien absolu pour critiquer une décision de justice, position qui parait criticable sur le plan épistémologique (mais tellemen répendue parmi la doctrine).

Formellement, rien de nouveau sous le soleil, donc.
Matériellement, le juge fait un choix pour le moins audacieux, dontil faudrait évaluer le bien fondé juridique par rapport à la CEDH.

NB : je me rends compte du ton sec et critique de ce commentaire. C’est le format écrit qui veut cela. Il n’en est rien. Qu’il lance simplement la discussion !

JBC dit :

Merci beaucoup pour votre lecture attentive et votre commentaire argumenté. Comme vous l’indiquez, le Conseil d’Etat a toujours fait oeuvre créative, en « découvrant » des principes généraux du droit, maintes règles de principe, et même des recours ! Mais cette décision marque bien un nouveau tournant. Et je crois que vous en relativisez un peu hâtivement la portée. La Loi n’est plus la même pour tous, parce qu’elle pourra être écartée, non pas en fonction de critères objectifs et appréciables (d’âge, de temps, de lieu, de situation sociale, de nationalité…), mais en fonction d’une appréciation subjective, qui dépendra donc de la situation et des revendications particulières de chacun. Quelque part, chaque personne devient une catégorie à part entière. La loi s’appliquera au cas par cas.

Ysengrin dit :

>"Quelque part, chaque personne devient une catégorie à part entière."
Tout à fait d’accord sur ce point. Mais il me semble que c’est une différence de degré et non de nature. Si l’on reprend l’application du principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil d’État, ou même du Conseil constitutionnel, l’appréciation des catégories étaient parfois (toujours de mon point de vue) arbitraires. Je ne suis pas certain que la catégorie des personnes résidant hors de France soit plus arbitraire que celle des habitants de l’île de Ré devant le service public de transport maritime. Car ici, le critère est bien objectif, du moins objectivé : il s’agit de la veuve résidant dans un État où l’insémination des gamètes du défunt est permise. Ne s’agit-il pas d’une catégorie, certes très précise, mais d’une catégorie quand même ? Du coup le droit serait le même… pour toutes les personnes dans cette même situation.

Je ne sais pas si il faut en outre y lire une future évolution jurisprudentielle globale. Certes il s’agit d’un arrêt d’assemblée publié au Recueil. Mais il me semble que la doctrine tend à faire d’un arrêt du Conseil une jurisprudence constante, ou une évolution jurisprudentielle, sans attendre de voir si, effectivement, les autres tribunaux et cours vont suivre, ou même si le Conseil va conserver une cohérence dans sa jurisprudence, cohérence générale qui me semble plus supposée que démontrée réellement. C’est ce scepticisme de principe qui me fait relativiser la portée jurisprudentielle de la décision. Peut-être les autres juridictions administratives continueront dans cette voie, peut-être pas. A toute prédiction jurisprudentielle ma nature est rétive.

L’avenir vous donnera sans doute raison, et la prévisibilité des décisions sera sans doute réduite du fait de la multiplication des catégorie jurisprudentielle !

Ka-mi dit :

Rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est que le juge des référés revient sur la jurisprudence Allouache dans un premier temps et qu’il opère un contrôle de conventionnalité in concreto dans un second temps.
En l’occurrence, c’est le contrôle de conventionnalité qui n’est pas le même pour tout le monde. De manière générale, les dispositions législatives visées sont conformes à l’article 8 de la CEDH. De manière spéciale, eu égard aux circonstances, elles peuvent devenir contraires.
Si elle est rare, cette appréciation in concreto n’est pas pour autant une totale innovation. La Cour de cassation y a parfois recours (Cass. Civ. 1, 4 décembre 2013, n°12-26.066), comme le Conseil d’Etat (CE, 2010, Palavas-Les-Flots : une forme de contrôle de conventionnalité in concreto relatif au contentieux des lois de validation). Il est toujours possible de ne voir aucune évolution en prenant de la hauteur et en ayant une perception pluriséculaire de la jurisprudence administrative. Mais, il reste possible d’arguer que le rapport de la loi à la CEDH est marqué par une relativité du contrôle de conventionnalité opéré. Généralement in abstracto, il peut devenir in concreto pour épouser la particularité des faits de l’espèce, ce qui peut conduire à une variabilité dans l’application de la loi.

JBC dit :

Merci pour votre commentaire Ka-mi. Mais vraiment rien de nouveau sous le soleil ? Si vous disiez cela au président Stirn, je pense qu’il serait un peu déçu. En fait, mais vous l’avez bien perçu, le Conseil d’Etat passe d’un contrôle de conventionnalité « objectif », à une forme de contrôle de conventionnalité « subjectif », réalisé in concerto, au cas par cas… Et comme vous l’écrivez, l’on arrive ainsi à une variabilité dans l’application de la loi.

melanie25 dit :

Pour moi cet le CE exerce en l’espèce un contrôle de conventionnalité subjectif, ce qui mène comme l’indique JBC a une variabilité dans l’application de la loi.

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