État d’urgence : rapide aperçu des décisions de Section du 11 décembre 2015
Par François GILBERT :: Libertés publiques
Dans le cadre de l’état d’urgence, déclaré par décret du 14 novembre 2015 et prorogé par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015, qui a également modifié la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence aux fins de « renforcer l’efficacité de ses dispositions », le ministre de l’intérieur a décidé, en application de l’article 6 de cette loi, d’assigner à résidence des militants écologistes qui auraient préparé des actions de contestation visant à s’opposer à la tenue et au bon déroulement de la « COP 21 ».
Certaines personnes visées par ces mesures en ont sollicité la suspension, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (référé liberté), auprès du juge des référés du tribunal administratif territorialement compétent. Ces recours ont tous été rejetés, certains, après audience, pour absence d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, d’autres pour défaut d’urgence selon la procédure dite « de tri » (article L. 522-3 du code de justice administrative), c’est-à-dire sans procédure contradictoire ni audience. L’utilisation de cette procédure a une incidence directe sur les voies de recours, dès lors qu’elle ferme la voie de l’appel devant le Conseil d’État, seul un pourvoi en cassation pouvant alors formé (CE, Sect., 28 février 2001, Casanovas, n° 229.163, Rec., p. 107 : AJDA 2001, p. 465, chron. M. Guyomar et P. Collin ; RFDA 2001, p. 399, concl. P. Fombeur).
Le Conseil d’État était ainsi saisi de six pourvois dirigés contre des ordonnances de tri et le juge des référés du Conseil d’État d’un appel contre une ordonnance de référé ordinaire. La Ligue des droits de l’homme est intervenue volontairement à ces instances et une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la loi du 3 avril 1955 modifiée a été soulevée par l’un des requérants.
Le renvoi en formation collégiale étant toujours possible pour le juge des référés (CE, Sect., 18 janvier 2001, Commune de Venelles et a., n° 229.247, Rec., p. 18 : RFDA 2001, p. 378, concl. L. Touvet ; CE, Sect., 16 novembre 2011, Ville de Paris et a., n° 353.172, Rec., p. 552 : RFDA 2012, p. 269, concl. D. Botteghi ; CE, Ass., 14 février 2014, Lambert, n° 375.081, Rec.), ces sept affaires ont été renvoyées ensemble en formation de section, compte tenu de l’importance des questions soulevées.
Statuant en un délai record, quelques heures après la tenue de l’audience, le Conseil d’État, suivant l’essentiel des conclusions de son rapporteur public Xavier Domino, a décidé de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant sur l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, d’annuler pour erreur de droit les ordonnances de tri en consacrant une présomption d’urgence en la matière, d’examiner immédiatement si des mesures de sauvegarde conservatoires s’imposaient pour considérer que tel n’était pas le cas en l’absence d’atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir et de surseoir à statuer dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel statuant sur la QPC.
Voici un rapide aperçu de ces décisions Conseil d’État.
La QPC
Le Conseil d’État renvoie au Conseil constitutionnel la question de la conformité à la Constitution de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, dans sa rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2015, interprétée comme permettant l’assignation à résidence de toute personne constituant une menace pour la sécurité et l’ordre publics, alors même que cette menace serait sans lien direct avec les motifs ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence (comme les militants écologistes en l’espèce).
Le Conseil d’État considère en effet cette question sérieuse « notamment en ce qui concerne la liberté d’aller et venir », sans se prononcer sur son caractère sérieux au regard de l’article 66 de la Constitution (rappelons que le Conseil constitutionnel a récemment jugé que la sanction d’arrêt simple contre un militaire ne constituait pas une privation de liberté : CC, 27 février 2015, n° 2014-450 QPC).
On notera qu’il s’agit là d’une application assez constructive de la QPC portant sur la portée effective d’une disposition législative qu’une interprétation jurisprudentielle constante lui confère (CC, 14 octobre 2010, Compagnie agricole de la Crau, n° 2010-52 QPC), puisque cette interprétation jurisprudentielle n’existait pas préalablement à la décision prononçant le renvoi.
L’articulation entre QPC et référé liberté
Faisant pour la première fois application de la jurisprudence Diakété de 2010 (CE, Réf., 16 juin 2010, Mme Diakité, n° 340.250, Rec., p. 205 ; AJDA 2010, p. 1355, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi), le Conseil d’État examine si les conditions posées par l’article L. 521 2 du code de justice administrative sont remplies, aux fins de prendre d’éventuelles « mesures provisoires ou conservatoires nécessaires ». Il précise à cet égard clairement que « la seule circonstance que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l’intéressé est renvoyée au Conseil constitutionnel n’implique pas d’ordonner immédiatement la suspension des effets de la décision d’assignation à résidence contestée, dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel ». En d’autres termes, le fait que soit sérieusement invoquée une atteinte à des droits ou des libertés garantis par la Constitution ne doit pas conduire le juge des référés à en déduire automatiquement l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Il en serait probablement autrement en matière de référé suspension.
Le Conseil d’État précise également que, dans l’hypothèse où le juge des référés n’ordonne pas de telles mesures provisoires ou conservatoires dans l’attente que le Conseil constitutionnel se prononce sur la QPC, il doit surseoir à statuer dans l’attente de cette décision et non rejeter la requête.
La présomption d’urgence
Le Conseil d’État considère qu’une décision prononçant l’assignation à résidence d’une personne dans le cadre de l’État d’urgence fait naître une présomption d’urgence. Il avait jugé le contraire au sujet des assignations à résidence d’étrangers en instance d’éloignement (CE, 7 juin 2011, M. Malonga, n° 349.817 ; CE, Réf., 27 août 2012, GISTI et a., n° 361.404).
Les ordonnances de tri sont donc annulées pour erreur de droit et le Conseil d’État règle les affaires au titre de la procédure de référé engagée.
Le contrôle de conventionnalité par le juge des référés
Le Conseil d’État n’abandonne pas expressément la jurisprudence Carminati (CE, 30 décembre 2002, Carminati, n° 240.430, Rec.), qui interdit qu’un moyen d’inconventionnalité de la loi puisse être utilement soulevé en référé, en écartant ces moyens « en tout état de cause ».
Il juge que l’assignation à résidence ne constitue pas une mesure privative de liberté au sens de l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, mais une simple mesure restrictive de liberté (voir, sur cette distinction au regard de l’article 5 de la Convention, s’agissant d’une assignation à résidence : CEDH, 6 novembre 1980, Guzzardi c./ Italie, req. n° 7367/76, § 94). Il considère en outre que cette mesure n’est pas « manifestement incompatible » avec les stipulations de l’article 2 du protocole n°4 additionnel à la Convention, selon lesquelles l’exercice de la liberté de circulation « ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui (…) constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
À l’occasion de ce contrôle, le Conseil d’État ne fait aucune référence à la déclaration du Gouvernement français de déroger à la Convention, sur le fondement de son article 15, le temps de l’état d’urgence.
La preuve par note blanche
Le Conseil d’État rappelle « qu’aucune disposition législative ni aucun principe ne s’oppose à ce que les faits relatés par les « notes blanches » produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d’être pris en considération par le juge administratif ». Il reprend ainsi sa jurisprudence antérieure (CE, Ass., 11 octobre 1991, Ministre de l’intérieur c./ Diouri, n° 128.128, Rec. T., p. 890 ; CE, 3 mars 2003, Ministre de l’intérieur c./ Rakhimov, n° 238.662, Rec., p. 75).
L’étendue du contrôle du juge des référés sur la nécessité de la mesure
Dans ses conclusions, le rapporteur public avait préconisé l’adoption d’un contrôle de proportionnalité maximal sur la nécessité de l’assignation à résidence, mesure de police, comme si le juge des référés statuait au fond (CE, 19 mai 1933, Benjamin, Rec., p. 541). Une telle étendue du contrôle se heurte néanmoins à la lettre même de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, qui ne permet au juge des référés d’ordonner une mesure qu’en cas d’atteinte « manifestement illégale » à une liberté fondamentale. Contrôle de proportionnalité maximal et contrôle de l’illégalité manifeste semblent difficilement conciliables.
Les décisions rendent peu compte de l’étendue véritable du contrôle sur ce point, en énonçant simplement « qu’il appartient au Conseil d’Etat statuant en référé de s’assurer, en l’état de l’instruction devant lui, que l’autorité administrative, opérant la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public, n’a pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, que ce soit dans son appréciation de la menace que constitue le comportement de l’intéressé, compte tenu de la situation ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, ou dans la détermination des modalités de l’assignation à résidence ». On notera que, contrairement, à l’ordonnance Dieudonné (CE, Réf., 9 janvier 2014, Ministre de l’intérieur c./ Société Les Productions de la Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala, n° 374.508, Rec.), elles ne font d’ailleurs pas expressément référence à l’exigence de proportionnalité.
En définitive, le Conseil d’État dit n’y avoir lieu, en l’état, d’ordonner des mesures conservatoires de sauvegarde et sursoit à statuer sur le surplus de la requête dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel. Mais, celui-ci se prononcera au plus tôt le 17 décembre, tandis que la mesure attaquée aura pris fin dès le 12 décembre, de telle sorte que l’on voit mal ce qu’il restera à juger.
Commentaires
Merci et bravo pour ce commentaire à chaud
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