L’exception d’inconstitutionnalité devant les juridictions civiles, pénales et administratives
Par Ioana PETCULESCU :: Droit et contentieux constitutionnel
Le cycle de conférences « Regards croisés – Droit public & Droit privé » organisé par Monsieur Yann AGUILA, Conseiller d’Etat, dans le cadre de la formation continue des avocats à l’EFB a proposé, le 11 juin 2009, un débat portant sur « L’exception d’inconstitutionnalité devant les juridictions civiles, pénales et administratives ».
Ce débat a été placé sous la présidence de Monsieur Alain LACABARATS, Président de la 3ème chambre civile de la Cour de cassation, et a bénéficié de la participation de :
– Monsieur Jean MASSOT, Président honoraire de section au Conseil d’Etat ;
– Maître Jacques-Antoine ROBERT, Avocat à la Cour, Membre du Conseil de l’Ordre ;
– Madame Laurence BURGORGUE-LARSEN, Professeur à l’Université Paris I ;
– Monsieur Bertrand MATHIEU, Professeur à l’Université Paris I ;
– Monsieur Nicolas MOLFESSIS, Professeur à l’Université Paris II.
Au préalable, il a été rappelé que l’exception d’inconstitutionnalité avait été introduite dans notre droit positif par l’article 61-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Le débat a d’ailleurs coïncidé avec l’examen par le Parlement du projet de loi organique relatif à l’application de l’article précité, qui tend à la modification de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel et du Code de justice administrative.
Le but de la conférence a précisément été celui de présenter les apports de ce projet de loi (intervention du Président MASSOT) et d’envisager les conséquences de l’introduction de ce nouveau mécanisme juridique, tant du point de vue du magistrat que de celui de l’avocat.
Les participants ont tous souligné l’avancée juridique et démocratique que l’exception d’inconstitutionnalité (correctement parlant, la « question de constitutionnalité ») représentait pour la France. Le Professeur MOLFESSIS a en outre relevé que l’on avait fait le choix d’une technique inédite de double contrôle – a priori et a posteriori – unique dans le monde.
Dès le départ, il a été précisé que, faute de loi organique en vigueur, l’exception d’inconstitutionnalité ne saurait être utilement invoquée, malgré les tentatives de certains avocats, dans les instances en cours. En effet, l’article 61-1 nouveau de la Constitution, tel qu’issu de l’article 46-1 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008, prévoit expressément que son entrée en vigueur est conditionnée par l’adoption des lois organiques et ordinaires nécessaires à son application (voir en ce sens CE 24 septembre 2008 M. Pauchard, req. n° 305929 et Sect. 11 décembre 2008 Association de défense des droits des militaires, req. nos 306962, 307403 et 307405).
Les grandes lignes du texte déposé à l’Assemblée nationale sont, d’après les intervenants, les suivantes :
1. L’institution du double filtre avant la saisine du Conseil constitutionnel : En premier lieu, il y a le filtre du juge du fond, saisi du litige au principal ; en second lieu, celui de la cour suprême (Conseil d’Etat ou Cour de cassation).
Ce choix a été critiqué par certains participants qui ont souligné que dans les pays où un tel mécanisme avait été mis en place, il était rapidement disparu. On a décelé dans ce double filtre la peur de l’encombrement du prétoire et d’une utilisation abusive, à des fins dilatoires, de la nouvelle « question de constitutionnalité ».
Le Professeur MOLFESSIS a par ailleurs remarqué que les deux filtres n’étaient pas identiques. Ainsi, le juge du fond transmet la question de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation si trois conditions sont remplies :
« 1° La disposition contestée commande l’issue du litige ou la validité de la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;
2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;
3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux ».
En revanche, le juge suprême saisit le Conseil constitutionnel de la question de constitutionnalité dès lors que les premières deux conditions susénoncées sont remplies et qu’en outre « la disposition contestée soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse ».
Des questions se sont élevées sur la justification de cette différence de marge de manœuvre entre le premier juge, d’un côté, et la Cour de cassation ou le Conseil d’Etat, de l’autre, ainsi que sur la signification de la réserve relative au « changement de circonstance », véritable « imprévision constitutionnelle ».
Les participants ont en outre tenu à souligner le caractère d’incident de procédure de l’exception d’inconstitutionnalité, car l’aide juridictionnelle déjà reçue par la partie dans le cadre du litige au principal serait uniquement majorée lorsqu’une procédure de contrôle de constitutionnalité est déclenchée.
2. Les aménagements de la procédure : Selon le texte proposé, « le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé ». Il en résulte que toute exception d’inconstitutionnalité devra être présentée par un mémoire distinct.
En revanche, le moyen pourra être présenté pour la première fois en appel ou en cassation, d’où le fait qu’il est loisible à l’avocat d’élaborer une stratégie concernant le moment où il l’invoque et, surtout, la manière dont il articule ce moyen avec celui tiré de l’exception d’inconventionnalité. Me ROBERT a précisément relevé la grande liberté de l’avocat, la question de constitutionnalité pouvant être posée à n’importe quel moment.
D’autres intervenants ont néanmoins considéré que l’exception d’inconventionnalité était plus intéressante pour le justiciable, en raison de la durée et du coût supplémentaires engendrés par la procédure de contrôle de constitutionnalité a posteriori.
3. La nature du moyen tiré de l’inconstitutionnalité de la loi : Un autre aspect débattu du projet de loi a été la disposition selon laquelle le moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une loi ne peut être soulevé d’office. Si cela ne pose aucun problème au juge administratif, qui ne soulève déjà pas d’office le moyen tiré de l’inconventionnalité de la loi (CE Section 11 janvier 1991 SA Morgane : Rec. CE, p. 9), il n’en va pas de même pour le juge judiciaire. En effet, la Cour de cassation relève d’office la violation des droits de l’homme garantis par les dispositions conventionnelles, notamment par la CEDH (Cour de cassation, 1ère chambre civile, 10 mai 2006, pourvoi n° 05-15707). Les juges judiciaires ont manifesté leur perplexité face à cette différence de traitement entre question de constitutionnalité et question de conventionnalité.
4. Les limites de l’exception d’inconstitutionnalité : Seule la protection des droits « constitutionnellement garantis » pourra bénéficier du nouveau mécanisme, comme l’a expliqué le Professeur MATHIEU.
En matière pénale, lorsque le moyen est soulevé au cours de l’instruction, la question sera portée devant la chambre de l’instruction. Aussi, le moyen ne pourra pas être soulevé devant la cour d’assises. Force est de constater que ce choix interpelle beaucoup le magistrat judiciaire, tout comme la possibilité de concilier question préalable de constitutionnalité et procédure de référé. Tant le Président LACABARATS que Monsieur AGUILA se sont interrogés sur l’impact de l’exception d’inconstitutionnalité sur l’office du juge des référés en tant que « juge de l’urgence et de l’évidence ».
5. L’articulation entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité : L’intervention du Professeur BURGORGUE-LARSEN a été particulièrement intéressante car elle a eu le mérite de souligner que les questions d’inconstitutionnalité et d’inconventionnalité sont en réalité inséparables, d’abord et avant tout en raison de « la concordance matérielle entre blocs ou catalogues de droits ».
Le but de cette intervention a été notamment celui d’éclairer l’auditoire sur la disposition du projet de loi selon laquelle la « juridiction doit en tout état de cause, lorsqu’elle est saisie de moyens contestant, de façon analogue, la conformité de la disposition à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, se prononcer en premier sur la question de constitutionnalité, sous réserve, le cas échéant, des exigences résultant de l’article 88-1 de la Constitution ».
Ainsi, cette disposition consacre la priorité de la question de constitutionnalité sur celle de conventionnalité, sous réserve de la « priorité sur la priorité » accordée aux questions communautaires, qui dérive des articles 88-1 de la Constitution et 234 du Traité instituant la Communauté européenne, ainsi que de la primauté du droit communautaire (CJCE 9 mars 1978 Simmenthal, aff. 106/77 : Rec. CJCE, p. 629).
Le Professeur BURGORGUE-LARSEN a estimé troublante la disjonction de la CEDH et du droit communautaire et a expliqué qu’en tout état de cause, la « priorité sur la priorité » devrait être accordée non seulement au droit de la Communauté européenne, mais aussi au droit de l’Union, vu qu’une question préjudicielle peut être posée y compris dans le cadre du « troisième pilier » relatif à la coopération policière et judiciaire en matière pénale (voir l’article 35 UE).
Cette intervention a également pris une note prospective, en explorant l’attitude que pourrait adopter le juge saisi à la fois d’une question préalable de constitutionnalité et d’une question préjudicielle sous l’angle du droit communautaire. Les quatre hypothèses suivantes ont été envisagées :
– (1) le renvoi par le juge du fond d’une question préjudicielle en application de l’article 234 CE et, notamment, de l’obligation qui s’impose à lui de saisir la CJCE d’une question en appréciation de la validité d’une règle de droit communautaire dérivé (cf. CJCE 22 octobre 1987 Foto Frost c. Hauptzollamt Lubeck-Ost, aff. 314/85 : Rec. CJCE, p. 4199) ;
– la transmission par le juge du fond des deux questions au juge suprême de son ordre qui, à son tour, décide de saisir (2) soit la CJCE selon les principes dégagés par la jurisprudence CILFIT (CJCE 6 octobre 1982 CILFIT c. Ministero della Sanità, aff. 283/81 : Rec. CJCE, p. 3415), (3) soit le Conseil constitutionnel s’agissant de la conformité avec la Constitution d’une loi de transposition d’une directive (cf. décisions du Conseil constitutionnel : n° 2004-496 DC 10 juin 2004 Loi pour la confiance dans l’économie numérique ; n° 2004-497 DC 1er juillet 2004 Loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle ; n° 2004 498 DC 29 juillet 2004 Loi relative à la bioéthique ; et n° 2004-499 DC 29 juillet 2004 Protection des données personnelles) ;
– enfin (4) l’hypothèse, peu probable mais nullement impossible, où le Conseil constitutionnel et la CJCE sont saisis, respectivement, de la question de constitutionnalité et de la question préjudicielle communautaire.
Si les trois premières hypothèses ne soulèvent pas de difficultés, la dernière pourrait être à l’origine d’un conflit juridictionnel. Vu la censure par le juge européen d’une loi de validation dont le Conseil constitutionnel avait admis la conformité à la Constitution (comparer la décision du Conseil constitutionnel n° 93-322 DC du 13 janvier 1994 avec CEDH 28 octobre 1999 Zielinski, Pradal, Gonzales et autres c. France, req. nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96 : Rec. CEDH 1999-VII), des tensions entre le juge constitutionnel et le(s) juge(s) européen(s) ne sont pas à exclure. Il faut alors conclure avec le Professeur BURGORGUE-LARSEN que « brevet de constitutionnalité ne vaut pas brevet de conventionnalité » et que, par analogie, brevet de constitutionnalité ne vaut certainement pas brevet de compatibilité avec les exigences communautaires.
6. La question de constitutionnalité est-elle « une voie de recours interne » à épuiser, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention ? A cette question, l’un des intervenants a précisé qu’un rapprochement avec la Cour européenne aurait permis d’obtenir une réponse positive. Au delà du fait qu’une réponse valable ne peut venir que d’un arrêt adopté par une formation de jugement, on peut émettre des doutes eu égard à l’état actuel de la jurisprudence.
Dans l’affaire Immobiliare Saffi, le Gouvernement italien avait soulevé l’exception de non-épuisement des voies de recours internes contre la requête, au motif que la société requérante n’aurait pas soulevé la question de la constitutionnalité des dispositions législatives en cause. La Cour a écarté cette exception, en estimant que :
« (…) Dans le système juridique italien un individu ne jouit pas d’un accès direct à la Cour constitutionnelle pour l’inviter à vérifier la constitutionnalité d’une loi : seule une juridiction qui connaît du fond d’une affaire a la faculté de la saisir, d’office ou à la requête d’un plaideur. Par conséquent, pareille demande ne saurait s’analyser en un recours dont l’article 35 de la Convention exige l’épuisement (…) » (CEDH 28 juillet 1999 Immobiliare Saffi c. Italie, n° 22774/93, § 42 : Rec. CEDH 1999-V).
7. Les perspectives de l’exception d’inconstitutionnalité : Le succès du nouveau mécanisme ainsi que l’audace du juge, notamment du Conseil constitutionnel, ne pourront se mesurer qu’à l’aune de la jurisprudence. En revanche, il est certain, comme l’a noté le Professeur MOLFESSIS, que des jurisprudences constitutionnelles parallèles continueront à se développer, dans la mesure où le Conseil perd sa compétence chaque fois qu’une norme de valeur infralégislative est mise en cause. Cela s’ajoute au pluralisme juridique qui caractérise l’espace européen et rend plus nécessaire que jamais un dialogue constructif des juges.
Commentaires
du point de vue de l’avocat, sauf tactique dilatoire, il est plus efficace de soulever l’inconventionnalité d’une loi, le juge aura pleine juridiction pour trancher le moyen sans en référer à son juge suprême puis au CC.
Par ailleurs, l’absence de MOP pour la violation de la CEDH dans la jurisprudence du CE n’est plus soutenable, au regard de la jurisprudence de la cour de cass, à plus forte raison lorsque la violation porte sur des règles processuelles comme l’article 6 de la CEDH, règle que manie quotidiennement le juge.
Je relance l’idée (restée sans réponse, alors que je suis un des premiers et fidèles lecteurs du blog ) auprès des maîtres des Lieux, afin de redynamiser ce blog qui devient atone, de créer des forums sur l’actualité à travers le prisme du droit et de la justice.
@ Bazin :
Nous travaillons actuellement à une refonte totale du blog et discutons notamment de cette idée.
Merci de votre fidélité.
l’exception d’inconstitutionnalité ne servira à rien si l’on dégrade la justice de quotidien
combatsdroitshomme.blog.l…
Il y a une question à laquelle je n’ai trouvé de réponse ni dans le projet de loi organique, ni à la lecture de ce blog (très enrichissant pour l’étudiant-stagiaire en droit public que je suis) :
Quelle sera la portée de la "décision" du juge constitutionnelle ? La nullité sera-t-elle absolue ou relative ? J’ai conclu de la publication de la décision au JO que la nullité était absolue.
N’en ayant pas la certitude, je partage donc mes doutes…
G.
Art. 62. – (…)
Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision.
Merci pour la célérité de cette réponse, je me sens moins ignorant mais plus ridicule ; je n’avais pas lu en dessous de l’article qui m’intéressait.
G.
Eh bien, vu la décision récente de la Cour de cassation, il y avait au moins une possibilité de friction entre la QPC et l’ordre juridique communautaire (en réalité entre la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel) qui n’avait pas été entrevue !