Le temps de parole du Chef de l’Etat ou quand le Conseil d’Etat révise la Constitution à sa façon
Par Jean-Philippe DEROSIER :: Droit et contentieux constitutionnel
Par un arrêt de l’Assemblée du contentieux du 8 avril 2009, le Conseil d’État a annulé la décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel du 3 octobre 2007 par laquelle ce dernier avait refusé de modifier sa délibération du 8 février 2000. Cette dernière fixe « les critères au regard desquels (…) il entend apprécier le respect, par les services de radio et de télévision, de leurs obligations en matière de pluralisme politique ». Cette délibération dispose notamment que :
« Les éditeurs doivent respecter un équilibre entre le temps d’intervention des membres du gouvernement, celui des personnalités appartenant à la majorité parlementaire et celui des personnalités de l’opposition parlementaire, et leur assurer des conditions de programmation comparables. En outre, les éditeurs doivent veiller à assurer un temps d’intervention équitable aux personnalités appartenant à des formations politiques non représentées au Parlement. Sauf exception justifiée par l’actualité, le temps d’intervention des personnalités de l’opposition parlementaire ne peut être inférieur à la moitié du temps d’intervention cumulé des membres du gouvernement et des personnalités de la majorité parlementaire ».
Elle instaure ainsi la fameuse règle des « trois tiers » qui règne au sein de l’audiovisuel : un tiers du temps de parole pour le Gouvernement, un tiers pour la majorité parlementaire, un tiers pour l’opposition.
Traditionnellement, le Président de la République a toujours bénéficié d’une place à part. En effet, il est censé se placer au-dessus des contingences partisanes, incarner la neutralité et la continuité de l’État et ne s’exprimer qu’au nom de la Nation et de tous les Français, et non au nom d’un parti politique particulier. Cette place semble d’ailleurs lui être imposée par l’article 5 de la Constitution de la Vème République, selon lequel :
« Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités ».
Qui dit arbitre réclame l’indépendance et impose surtout que toute intervention ne soit pas rattachée à une institution (tel le Gouvernement) ou à un courant politique (telles la majorité et l’opposition) en particulier. C’est pourquoi, son temps de parole n’avait jamais été pris en compte. C’est ce qu’a rappelé le Conseil d’État :
« Considérant qu’en raison de la place qui, conformément à la tradition républicaine, est celle du chef de l’État dans l’organisation constitutionnelle des pouvoirs publics et des missions qui lui sont conférées notamment par l’article 5 de la Constitution, le Président de la République ne s’exprime pas au nom d’un parti ou d’un groupement politique ; que, par suite, son temps de parole dans les médias audiovisuels n’a pas à être pris en compte à ce titre ».
Mais cela, c’était sans compter sur le rôle qu’entendaient effectivement jouer les Présidents qui se succédèrent au Palais de l’Élysée depuis 1958. L’élection au suffrage universel direct les a invités à affirmer – d’abord au cours de la campagne électorale, mais également tout au long de leur mandat – des positions politiques partisanes afin de faire la différence par rapport aux autres candidats et adversaires politiques, et notamment par rapport au seul autre candidat qu’ils ont dû affronter au second tour. De plus, forts de cette légitimité acquise grâce à l’élection directe, ils se voyaient en mesure de passer de l’arbitre au capitaine et de déterminer, dans une mesure plus ou moins large, les principales orientations de la politique de la nation. Le régime – au demeurant parlementaire – de la Vème République le veut, et le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République, présidé par Édouard Balladur, en avait tenu compte. C’est ainsi qu’il avait proposé – à l’invitation même du Président actuel – de réviser les articles 5 et 20 de la Constitution en donnant compétence au Président de la République de définir la politique de la nation, à charge pour le Gouvernement de la conduire (propositions n° 1 et 2). On a déjà eu l’occasion de dire que ces propositions n’étaient pas mal venues.
On sait cependant qu’elles n’avaient pas été reprises dans le Projet de loi constitutionnelle déposé, à l’initiative du Président de la République, sur le bureau de l’Assemblée nationale le 23 avril 2008. C’est d’ailleurs le Président de la République lui-même qui avait invité le Premier ministre à ne pas tenir compte des propositions formulées par le Rapport du Comité Balladur relatives aux articles 5 et 20[1]. Mais elles n’ont pas été totalement oubliées…
Le Conseil d’État, lui, en a parfaitement tenu compte ! En effet, après avoir rappelé la position « traditionnelle » (qui n’est même pas réellement une position de principe), il considère :
« qu’il n’en résulte pas pour autant, compte tenu du rôle qu’il (le Président de la République) assume depuis l’entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958 dans la définition des orientations politiques de la Nation, que ses interventions et celles de ses collaborateurs puissent être regardées comme étrangères, par principe et sans aucune distinction selon leur contenu et leur contexte, au débat politique national et, par conséquent, à l’appréciation de l’équilibre à rechercher entre les courants d’opinion politiques ; que dès lors, le Conseil supérieur de l’audiovisuel ne pouvait, sans méconnaître les normes de valeur constitutionnelle qui s’imposent à lui et la mission que lui a confiée le législateur, exclure toute forme de prise en compte de ces interventions dans l’appréciation du respect du pluralisme politique par les médias audiovisuels ; que la décision attaquée est ainsi entachée d’erreur de droit ; qu’en conséquence, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de leur requête, M. H. et M. M. sont fondés à en demander pour ce motif l’annulation ».
Ainsi, à sa façon, le Conseil d’État rend hommage aux travaux du Comité Balladur et affirme solennellement que le Président de la Vème République est certes un arbitre, mais il assume surtout un rôle constitutionnel de définition des orientations politiques de la Nation. Si cela se savait, cela ne se disait point… jusqu’à présent ! Il aura fallu attendre cette lecture progressiste de cette institution plus que bicentenaire pour que cela soit officiellement reconnu.
En réalité, l’hommage du Conseil d’État est double : le Rapport du Comité proposait également de « prendre en compte les interventions présidentielles dans le temps de parole de l’exécutif » (proposition n° 13). Ce que le CSA avait refusé, le Conseil d’État l’impose : par un raisonnement téléologique, il impose le respect de l’objectif de valeur constitutionnel de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les médias.
Reste à savoir comment le partage entre ce qui relève de la fonction d’arbitrage institutionnel et ce qui relève de la fonction d’orientation politique pourra être fait. Le Conseil d’État, sur les recommandations du Commissaire du gouvernement Rapporteur public, s’est bien gardé d’indiquer la marche à suivre, laissant ainsi au Conseil supérieur de l’audiovisuel le soin de digérer cette (double) réforme imposée !
Notes
[1] Dans une lettre au Premier ministre du 12 novembre 2007, le Président de la République ne pensait pas « qu’il soit souhaitable que les articles 5, 20 et 21, qui précisent la répartition des rôles entre le Président de la République, le Premier ministre et le gouvernement, soient modifiés ».
Commentaires
Votre billet est d’une brûlante actualité et j’approuve l’essentiel de son contenu.
Permettez-moi néanmoins de souligner que son titre est trompeur: le CE ne "révise [pas] la Constitution à sa façon"; le CE interprète "la Constitution à sa façon"; et interprèter n’est pas réviser!
Que l’interprétation en question revienne à consacrer une proposition de norme constitutionnelle écrite formulée par le comité Balladur – mais présentée bien auparavant par les opposants au président Sarkozy – ne change rien. Le CE ne se substitue évidemment pas au pouvoir de révision souverain. Il impose une interprétation de la Constitution qui met un peu de cohérence, favorise une répartition plus équlibrée du temps de parole, en censurant une réglementation léonine, fondée sur une conception hypocrite de la fonction présidentielle.
Et, vous ne l’ignorez pas, le dernier mot appartient toujours au Constituant!
Merci pour cet article, j’aimerais soulever un point:
– qui est compétent aujourd’hui pour fixer les règles concernant "la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias"?
– Il me semblait que la révision de 2008 modifiait l’article34: la loi fixe les règle concernant "la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias
– Donc le CSA ne peut plus prendre des actes règlementaires en la matière: c’est désormais le législateur qui doit intervenir…
Pourriez-vous m’éclairez?
@ Stéphane BOLLE :
Évidemment, il ne s’agit nullement d’une révision ! Le titre – peut-être trompeur – est avant tout ironique.
Il s’agissait de pointer du doigt cette argumentation téléologique du Conseil d’État, qui se fonde sur une reconnaissance officielle du rôle du Chef de l’État dans la détermination de la politique de la Nation (reconnaissance par le Comité Balladur) pour revenir sur son ancienne jurisprudence relative au temps de parole, et la nuancer : certes, le Président de la République, institution neutre, demeure au-dessus des partis et s’expriment au nom de tous les Français, son temps de parole ne doit donc pas être pris en compte à ce titre ; en revanche, le Président de la République définit également la politique de la Nation, dans des mesures variables en fonction des personnages, et dans ce cas il n’est plus une institution totalement neutre, il convient donc de prendre en compte son temps de parole, à ce titre.
La Conseil d’État "révise la Constitution à sa façon" non en se substituant au législateur constitutionnel, mais en tenant compte d’une certaine interprétation de la Constitution adoptée depuis 1958. Mais il ne s’agit que des motifs d’une décision, ce qui revêt tout au plus une autorité très relative de la chose interprétée.
Ce n’est donc pas une révision au sens propre du terme, ni même d’une modification du sens du texte constitutionnel, mais simplement une "façon" de prendre en compte une proposition de révision déjà formulée, qui ne visait qu’à aligner le texte sur une certaine interprétation constitutionnelle.
@ math :
En effet, la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 a révisé la Constitution en ce sens. Néanmoins, la loi demeure une norme générale et abstraite, qui requiert une concrétisation réglementaire. Celle-ci relève du Gouvernement et du CSA.
En réalité, cet alinéa, introduit contre l’avis du Gouvernement, avait principalement pour objectif d’essayer de séduire l’opposition, tout en ajoutant rien de véritablement nouveau à la compétence du législateur, celui-ci devant déjà (et encore aujourd’hui) fixer les règles concernant ‘les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques" (parmi lesquelles figure sans aucun doute le pluralisme des médias). Ce nouvel alinéa fait écho à la révision de l’art. 4, introduisant un nouvel alinéa imposant une garantie légale des "expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation".
Il est vrai, cependant, que le Conseil d’État pourrait sanctionner une intervention réglementaire qui interviendrait dans le domaine désormais réservé au législateur. Néanmoins, cette compétence demeure assez faiblement délimitée, et l’on pourrait estimer que les dispositions législatives actuellement en vigueur soient suffisantes. Ainsi, hormis une nouvelle complexification probable de la répartition des compétences législatives et réglementaires, cette modification n’introduit pas de réelles innovations.
C’est ce que semble d’ailleurs penser le Conseil d’État lui-même puisqu’il ne mentionne nullement, dans l’arrêt objet de la présente discussion, la nécessité d’une intervention législative. Il tient compte de la (double) révision constitutionnelle (art. 4 et art. 34) et mentionne ensuite la loi de 1986, ce qui laisse supposer que celle-ci relève désormais du champ de compétence "nouvellement" attribué au législateur (alors qu’elle était intervenue sur le fondement de la compétence générale de garantie des libertés publiques). C’est donc au CSA, qui tient sa compétence de cette même loi, de préciser les règles relatives au temps de parole.
Pour plus de détails sur cette question, voyez Guy CARCASSONNE, “Médias : une constitutionnalisation superflue ?", in Dalloz 2008, n° 30, p. 2028 et Guillaume PROTIÈRE, "La modification du domaine de la loi, condition incertaine de la revalorisation du Parlement", in LPA 19 décembre 2008 (n° 254), p. 47.
Le CSA a adopté, hier, une recommandation (http://www.csa.fr/infos/textes/t...) modifiant celle adoptée le 24 mars 2009 (http://www.csa.fr/infos/textes/t...), adressée à l’ensemble des services de télévision et de radio en vue de l’élection des représentants au Parlement européen le 7 juin 2009, dont on trouvera le communiqué de presse ici : http://www.csa.fr/actualite/comm...
Cette recommandation tient compte de l’arrêt du Conseil d’État ici – brièvement et succinctement – commenté. Le CSA recommande ainsi de comptabiliser, d’une part, le temps de parole des collaborateurs du Chef de l’État lorsqu’ils s’expriment en faveur d’un parti politique (pour l’actualité liée aux élections européennes) ou lorsque leurs propos relèvent du débat politique national. Quant à ce second point, le CSA recommande, d’autre part, de comptabiliser le temps de parole du Président de la République lui-même.
Cependant, à casse-tête, casse-tête-et-demi : Dans sa décision du 8 avril 2009, le Conseil d’État avait invité le CSA – via les Conclusions du Rapporteur public – à définir le partage entre ce qui relève des propos d’un Chef de l’État neutre et au-dessus des partis d’une part, et ce qui relève de la politique nationale partisane d’autre part. On ne peut que renvoyer aux conclusions elles-mêmes :
"Nous reconnaissons qu’en répondant aux parties que les interventions du président de la République ne peuvent être radicalement exclues, vous aurez fait le plus facile. La difficulté réside en réalité dans la définition des modalités de leur prise en compte.
Dans le silence de la loi et à moins que le législateur ne s’empare de cette question, c’est au CSA qu’il appartiendra de trancher cette délicate question."
Tout en invitant à ne pas formuler de recommandation ou d’injonction, le Rapporteur public avait toutefois donné quelques indications : "Si nous synthétisons ces indications, il s’agirait d’une part, d’exclure la prise en compte des interventions présidentielles lorsqu’elles ne portent pas sur des sujets d’intérêt politique national, d’autre part, de recommander d’assurer au total une présentation équitable de l’ensemble du débat politique par les médias audiovisuels, selon des modalités appropriées qui n’ont pas nécessairement à être fondées sur le seul décompte des temps de parole des personnalités politiques."
Le CSA s’est cependant – pour l’instant ? en attendant que les élections soient passées ? – bien gardé de donner des indications précises… En effet, c’est seulement "au sens de la décision du Conseil d’Etat du 8 avril 2009" que les interventions du Président de la République relèveront du débat politique national, en fonction de leur contenu et de leur contexte.
Le Conseil d’État avait ainsi préféré ne pas s’immiscer dans un raisonnement technique qui aurait pu le conduire à formuler des indications tout en renvoyant au CSA le soin de le faire (ce qui est d’ailleurs de sa compétence) ; ce dernier préfère rebondir sur ce refus et renvoi au renvoi du Conseil d’État… Que ceux qui y voient clairs veulent bien se lever et marcher… tout droit jusqu’au Palais Bourbon !
Car il semblerait que seul le législateur puisse désormais clarifier cette situation.
Concernant l’actualité non liée aux élections européennes, le CSA applique la même idée et c’est ici une nouveauté : les interventions de Nicolas Sarkozy dans le débat national offrent à ses opposants l’occasion de lui répondre dans les mêmes proportions. Le CSA ajoute que les réactions des opposants devront avoir lieu "dans les deux jours suivants, sauf circonstances particulières". A priori, les propos du chef de l’État sur la politique étrangère échappent à cette règle. C’est aux radios et aux télévisions de tracer une ligne de séparation quand, au sein d’un même discours, Nicolas Sarkozy passe d’un sujet de politique internationale à un sujet plus "franco-français". La règle a l’avantage de ne pas bâillonner le chef de l’État tout en ménageant les droits de l’opposition.
Les Sages indiquent qu’ils dresseront le bilan de ce dispositif à l’issue des européennes, en juin, et statueront alors sur la pérennité du nouveau système de décompte. j’ai trouvé également ce commentaire : http://www.legipresse.com/pdf03b...