Le blog Droit administratif

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01 08 2017

Une OPA sur la juridiction administrative

Après s’être publiquement ému de la marginalisation de l’autorité judiciaire dans le cadre de la législation sur l’état d’urgence, le président Louvel a pris position « pour l’unité de juridiction » dans une récente tribune qui a été publiée le 25 juillet 2017 sur le site internet de la Cour de cassation.

En substance, le Premier président de la Cour de cassation rend hommage à la juridiction administrative, qui s’est progressivement hissée au même niveau d’exigences que son homologue judiciaire dans la garantie des droits et libertés fondamentaux, pour en déduire qu’il n’existe plus aujourd’hui de justification sérieuse à la séparation des deux ordres de juridiction. Cet éloge sonne faux et dissimule mal l’intention de son auteur qui n’envisage pas une fusion des deux ordres de juridictions, d’égal à égal, mais une absorption de la juridiction administrative par la juridiction judiciaire[1].

Quoi que l’on puisse penser de cette analyse (assez largement partagée, nous semble-t-il) sur l’efficacité de la justice administrative et les inconvénients liés à la séparation des deux ordres de juridiction et de cette proposition d’unification (qui suscitera sans doute la défiance de nombreux publicistes[2]), ce n’est pas tant le fond du propos qui nous intéresse ici que sa forme et le contexte dans lequel il intervient.

Le choix d’une tribune publiée en plein été (pour éviter la polémique ?), qui ressemble à une véritable « offre publique d’achat » sur la juridiction administrative, n’est certainement pas le fruit de hasard. Elle intervient d’ailleurs quelques jours seulement après que le vice-président du Conseil d’Etat ait réaffirmé avec force son attachement au dualisme juridictionnel lors d’une intervention à l’Ecole nationale de la magistrature[3]. Cette démarche a-t-elle été suscitée ou encouragée par le chef de l’Etat ou son entourage[4] ? S’agit-il d’un simple « ballon d’essai » en vue de la prochaine révision annoncée de la Constitution (nécessaire pour entreprendre une telle réforme institutionnelle[5]) ? Par ailleurs, cette OPA intervient au moment même où la position traditionnellement occupée par les membres du Conseil d’Etat au sein des organes décisionnels pourrait être affaiblie. A l’exception remarquable du Premier Ministre (après Michel Debré, Georges Pompidou, Laurent Fabius et Edouard Balladur) et d’un conseiller technique du Président de la République, rares sont pour l’instant les membres du Conseil d’Etat détachés dans les cabinets ministériels et la volonté du chef de l’Etat de mettre en place un « spoil system » à la française pourrait bien les évincer des postes de direction qu’ils occupent actuellement au sein des administrations centrales.

Mais au-delà de ces interrogations politiques, ce qui nous préoccupe, ce sont les conséquences éventuelles de la mise en œuvre de cette fusion-absorption sur la qualité du service public de la justice. Chacun sait l’état de décrépitude avancé dans lequel se trouve aujourd’hui les juridictions judiciaires françaises qui souffrent d’un cruel manque de moyens matériels (parfois même pour les fournitures de bureau !) et humains (crise des vocations et surmenage des magistrats). De ce point de vue également, les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel apparaissent comme des juridictions d’exception : au privilège de l’administration d’avoir son propre juge correspond le privilège pour le justiciable d’être jugé dans de bonnes conditions. Par ailleurs, la culture et les pratiques des juridictions des deux ordres demeurent très différentes[6].

Certes, la seule circonstance que la juridiction administrative soit mieux gérée et plus rigoureuse dans ses méthodes de travail ne suffit évidemment pas à justifier le dualisme juridictionnel, mais il faudrait d’abord, avant d’envisager la fusion des deux ordres de juridiction, remédier aux graves dysfonctionnements de la juridiction judiciaire et œuvrer au rapprochement de deux mondes que beaucoup de choses séparent encore.

 

[1] Il est précisé que l’Ecole nationale de la magistrature est en mesure de former les juges au droit administratif.

[2] v. toutefois : D. Truchet, « Fusionner les juridictions administratives et judiciaires ? », Etudes offertes à Jean-Marie Auby, Dalloz, 1992, p. 335 et « plaidoyer pour une cause perdue : la fin du dualisme juridictionnel », in Le dualisme juridictionnel. Limites et mérites, dir. A. Van Lang, Dalloz, 2007, p. 199.

[3] J-M. Sauvé, Dialogue entre les deux ordres de juridiction, ENM, 21 juillet 2017.

[4] La fusion des deux ordres de juridiction n’a été évoquée ni dans le programme du candidat ni dans le discours prononcé devant le Congrès.

[5] Cons. const. 23 janvier 1987, n° 86-224 DC, point 15.

[6] v. sur ce point : T. Renault, Du rififi chez les juges. Le juge administratif est-il le nouveau gardien des libertés publiques ? AJDA 2016.1677.

Commentaires

Marie Christine dit :

J’attends avec impatience et curiosité les premiers jugements qui mettront en cause la responsabilité pour faute de l’Etat du fait des lois.

Dans l’immédiat il serait intéressant d’inviter le president Louvel à une conference pour presenter les juridictions judiciaires et exposer sa thèse devant les élèves de l’ena et du cfja.

Sab dit :

Dans quelle mesure l’Enm peut elle former les futures conseillers administratifs ?
Pouvez vous m’en dire plus à ce sujet, je suis fortement intéressée.

Jacques dit :

L’Université se serait honorée en autorisant une thèse se penchant sur la triple dimension institutionnelle du Conseil d’Etat: conseil du gouvernement , réservoir des hauts responsables de l’administration (services et cabinets ministériels et élyséen), juge de l’administration.
Pas d’équivalent dans le monde de cette triple fonctionnalité.
Le président de la Cour de cassation réveille un débat trop souvent estimé tabou par les décideurs et totalement ignoré des citoyens dans une très large majorité.
Merci à lui.

Thuret dit :

Il paraît utile de réfléchir enfin à La Réunion des deux ordres…
le conseil d’état pourrait conserver sa fonction de conseil du gouvernement et filtre préalable aux textes législatifs et reglementaires.
Par contre ses fonctions juridictionnelles devraient passer à la cour de cassation.
Bien entendu, le problème du budget, De l’organisation rationnelle des juridictions judiciaires se pose au préalable ….,
Ainsi et surtout que celui du niveau du recrutement , trop faible aujourd’hui , et des carrières non motivantes offertes actuellement….

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