Le blog Droit administratif

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15 02 2012

Deux QPC jumelles sont dans un bateau. L’une tombe à l’eau. Le Conseil constitutionnel peut-il être saisi afin d’éviter à l’autre le même sort…?

Note sous la décision n°2012-237 QPC du 15 février 2012, M. Zafer E.

Certes, on savait déjà que le Conseil constitutionnel n’hésitait pas, dans le cadre de la procédure QPC, à faire prévaloir une approche pragmatique des textes sur une lecture strictement littérale : le contentieux électoral avait pu le démontrer.

Toutefois, une nouvelle décision, rendue ce mercredi 15 février 2012 (cette fois-ci en-dehors du champ du droit électoral), vient confirmer définitivement cette tendance : il s’agit de l’affaire n° 2012-237 QPC du 15 février 2012,  M. Zafer E. [Demande tendant à la saisine directe du Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité].

Les faits à l’origine de l’affaire sont relativement simples : un justiciable, poursuivi devant le tribunal correctionnel de Sarreguemines sur le fondement de l’article L. 3421-1 du code de la santé publique (qui détermine les peines applicables en cas d’usage illicite de produits stupéfiants), a décidé de soulever une QPC à l’encontre, précisément, de cette disposition.

Considérant que les conditions de transmission de ladite QPC devaient être regardées comme remplies, le tribunal l’a renvoyée, par un jugement du 12 septembre 2011, à la Cour de cassation.

Or, cette dernière, qui a pourtant reçu la transmission le 23 septembre 2011, s’est abstenue de statuer expressément sur la QPC.

Cette abstention pouvait apparaître d’autant plus surprenante que les textes encadrant la procédure QPC sont particulièrement clairs quant aux délais imposés aux « juridictions placées au sommet de chacun des deux ordres de juridiction reconnus par la Constitution »[1] :

aux termes, en effet, des dispositions de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État ou la Cour de cassation doit statuer sur le renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel « dans un délai de trois mois »[2] ;

et, conformément à la dernière phrase du premier alinéa de son article 23-7 : « Si le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne s’est pas prononcé dans les délais prévus aux articles 23-4 et 23-5, la question est transmise au Conseil constitutionnel ».

Aucune modification des textes n’étant intervenue depuis lors, une lecture strictement littérale de ces dispositions aurait dû conduire le Conseil constitutionnel « à s’estimer valablement saisi de la QPC posée par le requérant devant le tribunal de Sarreguemines et renvoyée à la Cour de cassation, celle-ci n’ayant pas statué dans le délai de trois mois à compter de sa saisine »[3].

La Cour de cassation, qui a déjà expérimenté le désistement prévu par cet article[4], ne pouvait d’ailleurs plus feindre d’ignorer les règles du jeu applicables en la matière.

C’est donc en se prévalant de ces dispositions organiques et de l’inertie de la Cour suprême de l’ordre judiciaire, que M. Zafer E., accompagné de son avocat, ont, le 2 février 2011, saisi directement le Conseil constitutionnel d’une demande tendant à ce qu’il « se prononce sur la question prioritaire de constitutionnalité posée par lui devant le tribunal correctionnel de Sarreguemines ». Le silence gardé par la dernière phrase du premier alinéa de l’article 23-7 précité, sur les modalités de transmission de la QPC en cas d’expiration du délai de trois mois, renforçait, à cet égard, les chances de succès d’une telle action[5].

C’était, toutefois, sans compter sur le désormais célèbre pragmatisme processuel du Conseil constitutionnel en matière de QPC – aidé en l’espèce, il est vrai, par le particularisme de l’affaire qui lui était soumise.

Particularisme de l’affaire en effet, dans la mesure où, à l’occasion d’une procédure parallèle – c’est-à-dire un pourvoi formé contre un arrêt de la cour d’appel de Metz ayant également condamné M. Zafer E. sur le fondement de l’article L. 3421-1 du CSP –, « ce requérant a également saisi la Cour de cassation, le 30 septembre 2011, d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de ce même article du code de la santé publique et fondée sur les mêmes griefs ».

Or, contrairement à la première, la Cour de cassation s’est prononcée sur cette seconde QPC dans les délais requis (y compris celui ayant été déclenché par la transmission initiale du 23 septembre 2011) : par un arrêt du 30 novembre 2011, la chambre criminelle de la Cour, après avoir dénié au moyen articulé un quelconque caractère nouveau ou sérieux, « a dit n’y avoir lieu de renvoyer cette question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel ».

Dans ces conditions, le Conseil constitutionnel a décidé de mobiliser et d’exploiter pleinement le potentiel de cet arrêt du 30 novembre 2011 : prenant en compte, d’une part, « la triple identité de requérant, de disposition législative contestée et de griefs invoqués » dans le cadre des deux procédures conduites en parallèle, d’autre part, « l’unité de temps conduisant à ce que la décision de la Cour de cassation soit rendue avant l’expiration du délai de trois mois à compter de la première saisine de celle-ci »[6], le Conseil constitutionnel a décidé d’assimiler les deux QPC.

Par le jeu de cette assimilation – les deux QPC ne faisant plus qu’une –, il a ainsi considéré que la Cour de cassation devait être regardée comme s’étant « prononcée, dans les trois mois de sa saisine, sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité posée par le requérant et relative à l’article L. 3421-1 du code de la santé publique ». Autrement dit, la réponse donnée en temps utile à la seconde QPC devait, implicitement mais nécessairement, valoir aussi pour la première.

Notons qu’à travers cette décision, le Conseil constitutionnel refuse tout bonnement de se considérer comme régulièrement saisi. Il ne s’agit ni d’une décision de non-lieu à statuer ni, a fortiori, d’une décision de rejet au fond. Ceci explique que les règles procédurales normalement applicables à la QPC soient ici écartées : la demande formulée par le requérant est ainsi rejetée, sans instruction contradictoire ni audience publique. L’absence, dans le visa des textes pertinents, du règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les QPC, alerte le lecteur de la mise en œuvre de ce traitement sui generis.

Finalement, la lecture pragmatique des textes, telle qu’elle est retenue ici par le Conseil constitutionnel, pourrait être regardée comme permettant, de manière opportune, de prévenir un formalisme procédural excessif : en effet, la Cour de cassation ayant déjà appréhendé la QPC, à quoi bon exiger d’elle qu’elle se prononce à nouveau sur une question strictement identique (véritable clone de la première) ? Au passage, cette position valorise ainsi l’autorité qui s’attache à la chose précédemment jugée par la juridiction suprême de chaque ordre, et, dès lors, s’inscrit opportunément dans le sillage de l’approche que le Conseil d’État a récemment adoptée sur le sujet[7].

Surtout, cette démarche pourrait traduire la volonté du Conseil constitutionnel de prévenir, à tout prix, le risque possible de divergences entre les appréciations portées par les juridictions suprêmes de chaque ordre et ses propres appréciations. En rejetant la demande de saisine directe formée par M. Zafer E., le Conseil évite ainsi de se placer dans une situation où il deviendrait, de facto, une instance d’ « appel » des décisions de non renvoi prises par les juridictions suprêmes à l’égard d’une QPC donnée. Avec cette solution, l’hypothèse dans laquelle ces dernières pourraient être en quelque sorte « court-circuitées », semble écartée.

Dans le même temps, et indépendamment de tels avantages, il reste, néanmoins, que cette approche pragmatique du Conseil constitutionnel ne manque pas de mettre en exergue la grande liberté que celui-ci s’autorise à l’endroit de la procédure QPC. Et, parce que toute liberté a une contrepartie, ce dernier doit alors accepter de s’exposer, en retour, à ce que ses interprétations constructives des dispositions en cause – organiques ou constitutionnelles – soient potentiellement taxées de modifications ou de révisions implicites.

Notes

[1] CC, 3 décembre 2009, déc. n° 2009-595 DC, Loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, Rec. CC, p. 206.

[2] Article 23-4 dans l’hypothèse où le moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative est transmis par une juridiction inférieure ; article 23-5 dans l’hypothèse où le moyen est soulevé directement devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation.

[3] Commentaire accompagnant la décision, mis en ligne sur le site Internet du Conseil constitutionnel, p. 3.

[4] V. Cass., Civ. 2ème, 21 septembre 2011, n° 11-40046, Le blog Droit administratif, 5 décembre 2011, note F. Poulet.

[5] Du fait de ce silence en effet, il ne semble pas nécessaire que la Cour suprême intéressée prenne formellement acte de son dessaisissement à l’occasion d’une décision juridictionnelle spéciale. L’avocat du justiciable pourra très bien prendre l’initiative, une fois le délai de trois mois expiré, de saisir directement le Conseil constitutionnel.

[6] Commentaire accompagnant la décision, préc., p. 3.

[7] V. la décision CE, 3 février 2012, Philippe A et Syndicat professionnel dentistes solidaires indépendants, n° 354068, AJDA, 2012, p. 244 : « que le Conseil d’État, statuant au contentieux, a jugé, par sa décision n° 339595 du 23 juillet 2010, rendue dans un litige opposant les mêmes parties, qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause la conformité de ces mêmes dispositions législatives à la même disposition constitutionnelle ; que, par suite, et alors même que les requérants présentent une argumentation différente, le conseil départemental de l’Ordre des chirurgiens-dentistes de Paris est fondé à opposer à cette nouvelle demande de renvoi des dispositions des articles L. 4142-3 et L. 4142-4 du code de la santé publique au Conseil constitutionnel l’autorité qui s’attache à la chose précédemment jugée par le Conseil d’État ; qu’ainsi, il n’y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée ».

Commentaires

corentin dit :

ce qui en définitif, provoque une aprréciation du changement de circonstance par le CC. est-ce son rôle?

En l’espèce, le problème posé se réduisait à la question de savoir si le Conseil constitutionnel pouvait être directement saisi de la QPC sur le fondement de la dernière phrase du premier alinéa de l’article 23-7 (c’est-à-dire, à la suite d’un éventuel dessaisissement de la Cour de cassation).

Il ne s’agissait pas pour ce dernier de se prononcer sur les conditions de transmission de la QPC telles qu’elles sont définies à l’article 23-2 (et notamment sur la deuxième de ces conditions, qui fait intervenir la réserve du « changement des circonstances »).

En toute hypothèse, et au-delà de la présente affaire, le Conseil constitutionnel a déjà fait savoir que la question de l’appréciation du changement des circonstances, dans le cadre de la procédure QPC, relevait assurément de son office (cf., notamment, la décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, M. Daniel W. et autres [Garde à vue]).

Vincent dit :

Ma question peut paraître simplette, mais la décision prise par le Conseil Constitutionnel de fusionner les 2 QPC similaires – dès lors que l’une a été statuée par la Cour de Cassation dans les délais – fera-t-elle l’objet d’une jurisprudence applicable pour les affaires à venir aux procédures similaires ?

corentin dit :

merci de votre réponse M. poulet. cependant si l’appréciation du changement de circonstance relève également du CC, cela pourrait provoquer une divergence entre les juridictions ordinaires et le CC, qui n’est pourtant pas un ultime degré de juridiction. Quid de l’utilité d’avoir un filtrage si le CC revient dessus?

@ Vincent :

Je ne suis pas sûr de bien saisir le sens de votre question (qui ne paraît pas simplette !).

Dans l’hypothèse où la même configuration viendrait à se reproduire à l’occasion d’autres procédures, j’imagine que le Conseil constitutionnel opposerait la même décision.

Cela dit, il faudrait que l’ensemble des conditions dans lesquelles celle-ci est intervenue se retrouvent de nouveau, à savoir : qu’un même justiciable soit engagé dans au moins deux procédures juridictionnelles en cours ; qu’il soulève deux fois la même QPC (fondée sur les mêmes griefs) à l’encontre de la même disposition législative ; que la Cour suprême intéressée en rejette une expressément dans les délais (et même, dans les trois mois suivant la transmission de la première QPC) mais prenne le parti de ne pas se prononcer sur l’autre (étant entendu qu’il lui est toujours loisible de statuer explicitement sur la seconde QPC en opposant, le cas échéant, l’autorité de la chose précédemment jugée, cf. la décision du Conseil d’État mentionnée plus haut) ; et qu’en bout de chaîne, le requérant concerné saisisse directement le Conseil constitutionnel d’une demande tendant à ce qu’il se prononce sur la QPC « délaissée » (alors même qu’il sait désormais qu’une telle demande de saisine directe est vouée à l’échec…).

Autrement dit, cette configuration devrait constituer, a priori , un cas d’école.

@ corentin :

Vous avez tout à fait raison.

Le fait que le Conseil constitutionnel se réserve – depuis le départ – la possibilité d’apprécier de nouveau le respect de certaines des conditions propres à la procédure QPC, peut conduire à des divergences d’appréciation (entre les juridictions en charge du filtrage et lui-même).

La deuxième condition mentionnée à l’article 23-2 a ainsi mis en évidence cette réalité (cf. l’affaire ayant donné lieu à la décision n° 2010-9 QPC du 02 juillet 2010, Section française de l’OIP [Article 706-53-21 du code de procédure pénale]). Par ailleurs, la récente décision n° 2011-219 QPC du 10 février 2012, Patrick É. [Non lieu : ordonnance non ratifiée et dispositions législatives non entrées en vigueur] nous rappelle que le Conseil réapprécie également la pertinence du renvoi de la QPC au regard, non pas seulement des dispositions organiques, mais également des dispositions du premier aliéna de l’article 61-1 de la Constitution.

Cette ultime appréciation a pour but d’éviter que des QPC ne soient appréhendées au fond par le Conseil constitutionnel alors qu’elles n’auraient pas dû, selon les textes, lui être transmises (il pourrait paraître étonnant que le Conseil se laisse saisir dans des conditions inconstitutionnelles ou non conformes à la loi organique).

D’une manière générale, il ne saurait y avoir de filtrage sans appréciation. Or, le fait que cette appréciation des conditions de transmission puisse diverger entre les juridictions intéressées n’a rien d’anormal et ne saurait, en tout état de cause, révéler à lui seul l’inutilité du système de filtrage.

Cela dit, il met en exergue une autre difficulté ; car si le Conseil constitutionnel a bien la possibilité, de facto, de réapprécier les décisions de renvoi des Cours suprêmes, l’inverse n’est pas vrai : pour l’heure, ce dernier ne peut pas intervenir immédiatement après une décision de refus de transmission. Or, pourquoi n’accepter de tirer les conséquences de ces divergences d’appréciation des conditions de transmission des QPC qu’en ce qui concerne les décisions de renvoi et non pas aussi à propos des décisions de non renvoi ?

corentin dit :

Oui, je comprends mieux. Il s’agit bien d’une décision de "filtrage", qui a, comme son nom l’indique, vocation à filtrer et non pas à établir un droit de constitutionnalité a posteriori. C’est sûrement pour cela que le CC n’a pas à apprécier les décisions de refus. parce que la décision de filtrage n’ouvre pas un droit.
Je tiens à vous remercier d’avoir soulever cette difficulté à laquelle je n’avais pas pensé.

Vincent dit :

J’employais le mot "jurisprudence" en pensant que le fait d’avoir "fusionné" les 2 QPC jumelles pourrait contraindre à l’avenir le Conseil Constitutionnel à suivre la même démarche en cas d’affaire similaire. Mais il est vrai que cela restera extrêmement rare !
Merci beaucoup pour avoir répondu à ma question monsieur Poulet

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